La réaction du droit aux attentats parisiens du 13 novembre 2015 : des réponses toujours d’actualité
Les attentats du 13 novembre 2015 sont à jamais inscrits sur le registre de l’horreur, et les dix années qui en marquent l’anniversaire témoignent d’une émotion qui n’a jamais faibli, doublée de pensées pour les victimes et de reconnaissance pour celles et ceux qui ont contribué aux élans de la solidarité nationale. Les traces d’une telle tragédie ne s’effacent pas, et le droit lui-même est concerné, qui porte les stigmates de l’évènement, en ne s’étant jamais départi des réactions qui en sont issues. Un bilan s’impose, dont il résulte que, face au terrorisme, les libertés sont souvent perdantes, même si l’objectif est d’assurer le meilleur équilibre entre la protection de l’ordre public et les valeurs attachées à nos Institutions.
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Par Yves Mayaud, Professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon-Assas
Le laboratoire de l’état d’urgence
Compte tenu de l’importance des attentats en cause et de ce qu’ils révélaient de « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public », l’état d’urgence a été déclaré par le décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015. Jamais le terrorisme n’en avait été l’élément déclenchant, et le lien est désormais établi entre les entreprises d’intimidation et de terreur inspirées par les mouvements islamistes radicaux et la provocation à une urgence de prévention représentée par de tels actes.
De fait, le recours à l’état d’urgence ne peut que souligner ce qui s’inscrit dans une situation de crise extrême, même s’il est encore une étape supérieure, avec appel aux forces armées, tirée de l’état de siège. Tout est conçu, organisé, aménagé pour un retour rapide et opérationnel à la stabilité et à la légitimité. Le « judiciaire » disparaît, qui reste un relais pour recueillir ce que les faits révèlent éventuellement d’infractions, mais qui ne joue plus aucun rôle dans la protection des libertés. La prévention est omniprésente, avec des besoins accrus d’efficacité, de rentabilité immédiate, et la volonté de parvenir à des résultats tangibles, sans les lenteurs ou les lourdeurs des procédures de droit commun. Tout s’articule autour des pouvoirs du ministre de l’Intérieur et des préfets, pouvoirs de police administrative, qui ne connaissent qu’un seul contrôle, celui du juge administratif. Par l’état d’urgence, on le voit, le terrorisme accuse une première victoire sur les libertés, puisque celles-ci ne sont plus tributaires d’une protection constitutionnellement assurée par l’autorité judiciaire, mais relèvent exclusivement du pouvoir exécutif.
Il est vrai que cet état est une situation d’exception, et qu’il n’a pas vocation à la durée. Mais les attentats du 13 novembre 2015 ont démontré le contraire : il a été maintenu jusqu’au 1er novembre 2017, à la faveur de six prorogations successives, le terrorisme étant ainsi devenu le symbole d’un durcissement inscrit dans la continuité. Mieux encore : prolongé pendant deux ans, il s’est ensuite pérennisé en infiltrant le droit commun par une dénaturation de son contenu. Autrement dit, l’urgence a servi de laboratoire, plusieurs mesures, et non des moindres, ayant été des modèles pour ce qui est aujourd’hui de droit positif.
La dénaturation du droit commun
C’est par la loi no 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme qu’a été opéré le retour au droit commun à compter du 1er novembre 2017. Mais cette sortie de l’état d’urgence ne s’est pas faite sans en maintenir quelques données. Les attentats du 13 novembre 2015 ont laissé des traces importantes dans notre législation, ceci en deux étapes, une première temporaire, et une seconde définitive.
La première étape est relative à la loi précitée du 30 octobre 2017, qui a pris le parti de prolonger plusieurs mesures sensibles de police administrative directement issues de l’état d’urgence : périmètres de protection, fermeture des lieux de culte, mesures individuelles de contrôle et de surveillance, et visites domiciliaires, autant de contraintes maintenues dans le pouvoir du ministre de l’Intérieur et des préfets, sans l’intervention de l’autorité judiciaire, sous réserve des visites domiciliaires, quant à elles soumises à autorisation du juge des libertés et de la détention. La survie de l’état d’urgence était donc bien réelle, malgré le retour affirmé au droit commun, avec pour raison d’être de ne rien perdre des facilités de prévention inhérentes à l’urgence. Il est vrai que le dispositif n’était que provisoire, avec une échéance d’application dans un premier temps fixée au 31 décembre 2020, ensuite prolongée jusqu’au 31 juillet 2021, et que ce caractère temporaire ne pouvait que contribuer à en accepter le principe, même avec résignation. Mais le temporaire est devenu définitif…
C’est la seconde étape, marquée par la loi n° 2021-998 du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement : s’appuyant sur les rapports d’évaluation des mesures prolongées, lesquels ont fait valoir leur efficacité, en même temps que le caractère proportionné de leur utilisation par l’autorité administrative, le Parlement a pris le parti de les pérenniser, et elles sont désormais pleinement intégrées dans le droit commun de la prévention terroriste, un droit qui ne s’est donc jamais départi de ce que les attentats du 13 novembre 2015 ont inspiré de réactions exceptionnelles, aujourd’hui érigées en principes. Il en résulte que les périmètres de protection, la fermeture des lieux de culte, les mesures individuelles de contrôle et de surveillance, et les visites domiciliaires sont définitivement « banalisés », et ce d’autant plus que le principe de leur pérennisation n’a pas été contesté devant le Conseil constitutionnel, seules quelques données ponctuelles ayant fait l’objet d’un recours et d’une censure.
L’élargissement de l’action civile
Il est de règle que l’action civile en réparation exercée devant les juridictions répressives met en mouvement l’action publique, autrement dit le procès pénal, à supposer qu’elle ne l’ait pas déjà été par le ministère public ou une autre victime. Ce « double visage » en fait une action très efficace, puisque, par la même initiative, la victime fait valoir ses droits en termes à la fois d’indemnisation et de répression. Mais cette dualité d’effets a été remise en cause en matière de terrorisme par la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, qui a attribué une compétence exclusive au tribunal judiciaire de Paris pour connaître de tous les litiges liés à l’indemnisation des victimes, mettant ainsi fin à la compétence du juge pénal pour se prononcer lui-même sur la réparation de leurs préjudices. La conséquence est importante, qui prive l’action civile exercée devant le juge pénal de toute portée réparatrice et indemnitaire, ne lui laissant qu’une portée répressive, soit pour mettre en mouvement l’action publique, soit pour en corroborer le principe. Encore faut-il que cette action soit recevable, et, à ce titre, les attentats du 13 novembre 2015 sont à l’origine de réponses élargies, selon la nature individuelle ou collective de l’action exercée.
La recevabilité de l’action civile individuelle passe par une double condition, le dommage prétendu devant être, d’abord personnel à celui qui l’invoque, ensuite directement causé par l’infraction. La Cour de cassation s’est prononcée le 15 février 2022 (n° 19-82.651) sur la compatibilité de ces deux exigences avec le préjudice dit « post-traumatique » invoqué par des victimes des attentats de 2015. Elle a confirmé la recevabilité de l’action exercée du chef de recel de malfaiteurs, après que les terroristes eurent trouvé refuge auprès d’un complice. La Cour de cassation a approuvé la cour d’appel de Paris d’avoir retenu, comme préjudice personnel et direct, l’inquiétude éprouvée par les parties civiles, parmi lesquelles les policiers intervenus sur les lieux des attentats, aux motifs que le recel avait retardé l’arrestation des coupables, et que les personnes exposées avaient vécu dans la crainte d’être de nouveau confrontées à leur action, pour les savoir en fuite et encore dotés d’un pouvoir de nuisance, « dans une période d’insécurité intense où elles étaient contraintes à une extrême vigilance et en proie à une angoisse certaine ». On conviendra que la solution ne s’impose pas d’évidence, surtout pour les forces de l’ordre, dont la mission est de concourir à la protection des personnes et de rechercher les auteurs d’infractions, ce qui ne peut que neutraliser la prétention à un « préjudice » en lien direct avec le recel, ce supposé dommage étant davantage inhérent à l’exercice de leurs fonctions. Mais, quoique discutable, la solution a pour elle de rejoindre un vécu manifestement difficile et douloureux.
Quant à l’action civile collective, elle a aussi gagné en étendue. Relatif à la possibilité d’agir collectivement reconnue aux associations de défense des victimes, l’article 2-9 du code de procédure pénale en témoigne, qui a été enrichi d’un second alinéa par la loi no 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale, afin de contourner la condition de cinq ans d’ancienneté requise à l’alinéa 1er : cette exigence s’est révélée être un obstacle pour les associations constituées après les attentats du 13 novembre 2015, et qui entendaient intervenir dans les instances pénales en cours. La loi est désormais en ce sens, qui permet à toute association régulièrement déclarée, dont l’objet statutaire est la défense de victimes personnalisées d’une infraction terroriste, d’être partie civile relativement à cette infraction. Il n’est qu’une condition à respecter : un agrément dans des conditions fixées par décret.
L’anniversaire des attentats du 13 novembre 2015 et toutes les manifestations destinées à en garder la mémoire cristallisent ce que les faits témoignent de barbarie et d’abomination. Le droit en reproduit la réalité à sa manière, en cultivant l’exception, au nom de l’efficacité et du réalisme, concession au nécessaire, en même temps que contrainte pour tous.