Par Alix Perrin, Professeur de droit public à l’Université de Dauphine-PSL

Cacophonie juridictionnelle

En suspendant le jugement du Tribunal administratif (TA) de Toulouse, le Cour administrative d’appel (CAA) prend l’exacte contrepied de ce qui été jugé en première instance.La CAA de Toulouse considère en effet, à l’inverse des premiers juges, que le projet « répond par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une raison impérative d’intérêt public majeur ». Elle précise également que l’appréciation de l’intérêt public majeur n’échappe pas « à l’office du juge d’appel se prononçant sur une demande de sursis à exécution ». Il parait peu probable, eu égard à l’office du juge du sursis à exécution, que la CAA de Toulouse, statuant ensuite sur l’appel, adopte une décision totalement différente. En effet, pour octroyer le sursis à exécution, elle s’est convaincue qu’il y avait lieu de remettre en cause le jugement et, très vraisemblablement, de rejeter la requête initiale. Bien que le sursis à exécution n’ait qu’un caractère provisoire, le juge exerce à cette occasion un contrôle approfondi de l’affaire. Pour retenir l’existence d’un doute sérieux justifiant la suspension du jugement, le juge administratif ne peut pas se borner à prendre en compte les arguments des parties qui l’ont saisi, lesquels démontrent en l’espèce l’existence d’un doute sérieux sur le défaut d’intérêt public majeur du projet. Il doit également prendre en considération les arguments de la partie défenderesse, « bénéficiaire » du jugement ainsi que tout autre moyen que le juge d’appel pourrait soulever d’office (CE, 26 mars 2014, Commission de protection des eaux de Franche comté, n°370300 ; CE, 30 mars 2018, Commune des Sables-d’Olonne, n°411122). Avant de sursoir à l’exécution du jugement, le juge doit donc s’assurer qu’aucun autre argument n’est susceptible de justifier l’annulation des décisions administratives attaquées. Dans ces conditions, on peut s’attendre à ce que la CAA de Toulouse censure à la fois le dispositif du jugement ainsi que ses motifs en précisant en quoi les premiers juges se sont trompés.     

Cette cacophonie juridictionnelle met aussi en lumière le pouvoir juridictionnel très puissant laissé au juge pour apprécier l’intérêt public majeur de projets très impactants sur le plan économique, social et environnemental.

Comment est appréciée la notion de « raison impérative d’intérêt public supérieur » ?

L’exigence d’une « raison impérative d’intérêt public supérieur », souvent désignée par l’acronyme RIIPS, implique de démontrer, comme le rappelle le jugement du TA de Toulouse, que « la réalisation du projet est d’une importance telle qu’il ne puisse être mis en balance avec l’objectif de conservation » des espèces protégées poursuivi par la loi. Ce degré d’exigence s’explique par l’objet qui lui est assigné : l’existence d’une RIIPS conditionne l’octroi d’une dérogation au principe législatif d’interdiction de destruction des espèces protégées. Le contrôle de cette condition peut toutefois conduire le juge à se substituer totalement à l’administration. Le juge exerce un contrôle plus précis et plus factuel que celui auquel il procède dans d’autre domaines. Dans le jugement du TA de Toulouse, ce n’est pas la solution qui conduit à remettre en cause le projet de l’A69 qui interpelle mais la radicalité des motifs qui fondent cette annulation. Le jugement reprend point par point chacune des raisons invoquées par l’administration, conteste la pertinence des données fournies, recourt à d’autres données, réinterprète les faits et les confronte à l’intérêt public majeur avec un degré d’exigence dont le juge fixe le seuil, au cas par cas, en fonction d’indices dont on ignore le contenu : s’agit-il de la nature du projet, de ses caractéristiques, de ses effets pour la biodiversité ? Ce seuil dépend-il des retombées du projet au niveau local ou également de celles au niveau national (V. Sur ce point CE, 29 janv. 2025, n°489718) et plus largement dans quelle mesure un projet doit-il mettre en œuvre une politique publique d’ampleur pour être regardé comme répondant à un intérêt public majeur ?

Après avoir lu le jugement du TA de Toulouse, on force à peine le trait en disant qu’il s’apparente à une véritable charge contre le choix, politique, d’établir une nouvelle autoroute dont on a du mal à apercevoir les avantages. Le contrôle juridictionnel de l’intérêt public majeur ajoute ainsi de l’insécurité juridique dans un domaine où les libertés économiques sont déjà très contraintes. C’est d’ailleurs pour y remédier que le législateur a institué, dans plusieurs secteurs, une présomption d’intérêt public. Cette méthode qui consiste à reconnaitre de manière anticipée la RIIPM d’un projet industriel a récemment été validée par le Conseil Constitutionnel (CC, 5 mars 2025, n°2024-1126 QPC).

Pour contrer le jugement du TA de Toulouse, des parlementaires ont tenté de faire adopter une loi de validation reconnaissant la RIIPM du projet de l’A69. Cette proposition, adoptée par le Sénat puis rejetée en première lecture par l’Assemblée nationale, sera prochainement examinée en commission mixte paritaire. Une solution intermédiaire, plus respectueuse de l’État de droit et de la protection des espèces protégées, consisterait à clarifier l’office du juge administratif lorsque, comme dans l’affaire de l’A69, le litige se focalise sur l’intérêt public du projet. Le Conseil d’État a déjà fixé une méthode pour apprécier si un projet nécessite ou non une dérogation espèces protégées (CE, avis, sect. 9 déc. 2022, Asso. Sud Artois, n°463563). Il pourrait compléter cette jurisprudence en précisant le contrôle juridictionnel de l’intérêt public majeur. Ce cadre juridique devrait notamment permettre de distinguer les éléments indissociables du choix politique qui relèvent de l’opportunité administrative de ceux qui sont intégrés au contrôle de légalité des autorisations environnementales avec dérogation aux espèces protégées, sans préjudice du contrôle in concreto qu’exercera le juge. Ce contrôle constitue en effet, dans ce domaine, une garantie de l’efficacité du contrôle juridictionnel.

Les trois arrêts de la CAA de Toulouse, bien que rendus à l’occasion d’une procédure accessoire – le sursis à exécution d’un jugement frappé d’appel – sont un camouflet pour les premiers juges qui se voient rappeler à l’ordre dans l’usage de leur important pouvoir juridictionnel ; pour les associations de défense de l’environnement également qui pouvaient espérer à l’issue du jugement du TA de Toulouse trouver au sein du prétoire, dans le cadre du contentieux sur les autorisations environnementales, l’occasion de (re)discuter totalement de l’opportunité d’un projet.