Par Jean-Emmanuel Ray, Professeur émérite de droit privé de l’Université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et Membre du Club des Juristes.

En quoi la canicule pose-t-elle des questions particulières au droit du travail ?

Une telle chaleur extérieure était connue depuis longtemps des travailleurs : ainsi des agriculteurs en Égypte il y a 3500 ans. Puis par les millions de salariés dans les entreprises métallurgiques, sidérurgiques ou des mines partout dans le monde. Et aujourd’hui par les centaines de millions de travailleurs des pays du Sahel mais aussi du Pakistan ou d’Inde ayant dû innover pour tenter de s’en protéger :  nous ne partons donc pas d’une page blanche.

Sans même parler de l’arrivée de millions de « réfugiés climatiques » pouvant bouleverser nos marchés de l’emploi, trois délicates spécificités du dérèglement climatique, qui est loin de se limiter aux canicules (cf. les 229 morts à Valencia en octobre 2024).

Son caractère exogène. L’obligation générale de sécurité pesant sur le chef d’entreprise repose sur des principes généraux de prévention énoncés à l’article L.4121-2 du Code du travail : 1. Éviter les risques ; 2. Évaluer les risques qui ne peuvent être évités ; 3. Combattre les risques à la source. Or devoir améliorer une machine est une chose, modifier la température locale en est une autre. Sachant que pour les secteurs les plus directement concernés (agriculture, BTP), l’exposition à la chaleur est souvent inévitable. Et que le diable se cache dans les détails ; certes est-il souhaitable que les travailleurs du bâtiment travaillent alors plus tôt le matin ; mais il n’est pas certain que les riverains apprécient un tonitruant réveil à 6h00.

La généralisation des vagues de chaleur oblige à passer d’une logique de gestion d’évènements conjoncturels centrée sur la gestion du stress thermique pendant les fortes chaleurs, à une approche structurelle (ex : conception des bâtiments) dépassant de très, très loin l’entreprise et ses salariés. En veillant à ce que les solutions ne contribuent pas elles-mêmes au dérèglement climatique : ainsi, la climatisation reste une option discutable pour les bureaux, même si elle progresse sur le plan écologique.

Hétérogénéité. Selon les sources, entre 14 % et 36 % des travailleurs français sont aujourd’hui exposés à la chaleur. Et à l’été 2024, sept accidents mortels liés à la chaleur ont été recensés. Toutefois, comme le montrent les cartes issues de la recherche de France Stratégie de 2023, les problèmes à résoudre varient et varieront considérablement selon les régions, voire les départements. S’agissant du droit du travail qui concerne les salariés, des régions essentielles en termes de main-d’œuvre comme le Nord ou l’Île-de-France apparaissent moins concernées.

Remarquons enfin que ces périodes de canicule impactent aussi robots et infrastructures (SNCF), avec un risque accru pour les travailleurs : un robot est très sensible à la chaleur et au degré d’hygrométrie, tombant en panne plus rapidement qu’un travailleur…

Sur l’ensemble du sujet, on se reportera au Séminaire « Politiques de l’emploi : Interactions de l’économique et du juridique » organisé par la DGTrésor et la DGTravail le 5 mars 2025 : « L’adaptation du travail aux changements climatiques ».

Faut-il recourir au télétravail en cas de canicule ?

Sauf en cas de vote d’une loi d’urgence climatique d’ordre public (à l’instar de celle ayant imposé le confinement Covid), le télétravail ne peut être imposé à une entreprise. Mais fortement suggéré par l’inspection du travail aux sociétés pouvant le pratiquer, au nom de leur obligation générale de sécurité.  De quoi faire réfléchir les délégataires de pouvoir…

Deux articles du Code du travail évoquent cette question.

L’article L1222-9 du Code du travail dispose que « L’accord collectif, ou à défaut la charte élaborée par l’employeur, précise les conditions de passage en télétravail, en particulier en cas d’épisode de pollution mentionné à l’article L. 223-1 du code de l’environnement ». Dans ce cas, suite à une alerte Météo France souvent liée à un dôme de chaleur, « le préfet informe immédiatement le public et prend des mesures propres à limiter l’ampleur et les effets de la pointe de pollution sur la population ». A commencer par la restriction de la circulation automobile, et un recours souhaité au télétravail. Le salarié peut-il alors refuser cet ordre patronal ? L’article L1222-1 prévoit de façon plus générale que « En cas de circonstances exceptionnelles, la mise en œuvre du télétravail peut être considérée comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la protection des salariés ». S’agissant donc de l’exercice normal du pouvoir de direction, le salarié s’y refusant peut-être disciplinairement sanctionné.

Dans cette ligne, nombre d’accords d’entreprise post-Covid prennent soin d’évoquer une liste de ces « circonstances exceptionnelles » permettant de faire exception aux règles habituelles. Ainsi de l’accord Club Med : « En cas de circonstances exceptionnelles, notamment (…) de pic de pollution ou de fortes perturbations climatiques rendant l’accès au site impossible ou très difficile, la mise en œuvre du télétravail peut être considérée comme un aménagement du poste de travail ». Ou celui de l’APEC évoquant « les catastrophes naturelles et les situations météorologiques exceptionnelles ».

Avec donc deux nouveaux cas de retour au bureau : 1. Le salarié contractuellement en télétravail exigeant de revenir dans l’entreprise en raison de conditions de travail intenables dans son appartement mal isolé ; 2. L’employeur lui ordonnant de revenir, car demeurant pénalement responsable, dans les mêmes conditions qu’au bureau, de ses conditions de santé et de sécurité.  

Sans parler du coût des mètres carrés occupés et de la climatisation pendant toute cette période pour les centaines voire milliers de salariés concernés, auquel l’entreprise va devoir faire face depuis l’étonnant arrêt du 19 mars 2025 (n° 22-17.315, FP-B). 

Reste que le logement du salarié constituant souvent une passoire thermique par rapport aux immeubles de bureaux d’aujourd’hui climatiquement neutres, le bilan écologique global est alors mitigé.

Dans quelles conditions un salarié soumis à de très fortes chaleurs peut-il exercer son droit de retrait ?

L’article L. 4131-1 du Code du travail a délibérément écarté une analyse objective au profit du sentiment que peut en avoir le collaborateur en cause. Après avoir alerté l’employeur, il peut « se retirer d’une situation dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ».

Ce constat s’impose a fortiori lorsque l’employeur s’est abstenu de mettre en œuvre les mesures de protection prévues par le décret du 27 mai 2025, entré en vigueur le 1er juillet, « relatif à la protection des travailleurs contre les risques liés à la chaleur » (vigilance jaune, orange ou rouge de Météo France). Ces mesures comprennent notamment la réduction de l’exposition à la chaleur, la mise à disposition d’équipements de protection adaptés, l’aménagement de périodes de repos, ainsi que la définition d’une conduite à tenir en cas de problème. À défaut, une mise en demeure de l’inspection du travail, voire l’établissement d’un procès-verbal, peuvent être envisagés.

L’appréciation des deux adjectifs, « grave » et « imminent », n’est cependant pas facile en cas de canicule, dès lors que ses effets peuvent varier considérablement selon les personnes, le lieu et les horaires de travail. La situation doit être évaluée in concreto, en tenant compte de facteurs tels que la température, le taux d’humidité, l’intensité des efforts physiques, l’accès à l’eau potable, la ventilation, etc. Sans ignorer que certains travailleurs, notamment les personnes à la santé fragile ou les femmes enceintes, y sont particulièrement vulnérables.

Toutefois, le décret n’a légitimement pas retenu l’idée d’une température maximum de travail que peu de pays ont adoptée, préférant l’indice WBGT (Wet Bulb Globe Température), fonction de la température de l’air, l’humidité́, du rayonnement solaire et de la vitesse du vent. En effet, la même température dans un extérieur ventilé, n’aura pas du tout le même effet que dans des locaux fermés et/ou humides. Pour l’INRS, le seuil de risque est de 28° pour une activité physique, 30° pour une activité sédentaire, le danger commençant à 33° pour tout le monde : les performances du travailleur pouvant chuter de 50 % à cette température dans les emplois physiquement exigeants. Comme l’indiquait notre Ministre du travail, fixer une température maximum risquerait aussi de faire baisser la vigilance des entreprises tant qu’elle ne serait pas approchante ou atteinte.

L’article L. 4131-3 évoquant un travailleur « ou un groupe de travailleurs », le droit de retrait est enfin parfois collectivement utilisé, à la place d’une grève sur les conditions de travail. Le salarié restant alors à disposition de l’employeur, il continue à être payé. À moins que l’employeur, estimant que la double condition n’est pas réunie, exerce un abattement proportionnel sur sa rémunération : il n’a pas à attendre la position du juge (Cass. soc., 22 mai 2024, n° 22-19.849).

Mais dans la pratique, l’exercice concret du droit de retrait en cas de canicule dans une association de services à la personne ou dans un EHPAD… Face au désarroi des personnes dépendantes concernées, la « conscience professionnelle » reste heureusement ici bien vivante.