Par Philippe Mouron, Professeur de droit privé, Directeur du Master 2 Droit des médias électroniques – Université d’Aix-Marseille

Le secteur public de l’audiovisuel devrait respecter le principe de neutralité du service public

Chargées d’une mission de service public, les entreprises du secteur public de l’audiovisuel devraient, à première vue, respecter le principe de neutralité du service public. Cela impliquerait pour elles, comme pour leurs employés, de ne prendre aucune position visant à favoriser un courant politique ou une religion.

L’article 1er de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des valeurs de la République en a fait une exigence générale à l’égard de tous les services publics, qu’ils soient gérés par un organisme de droit public ou de droit privé. Ce même article dispose que les « salariés ou les personnes sur lesquelles [l’organisme] exerce une autorité hiérarchique ou un pouvoir de direction, lorsqu’ils participent à l’exécution du service public, s’abstiennent notamment de manifester leurs opinions politiques ou religieuses ». S’agissant du secteur public de l’audiovisuel, le Conseil Constitutionnel avait déjà affirmé que les cahiers des charges des sociétés nationales de programme devaient se conformer au principe de neutralité dans sa décision du 18 septembre 1986. Si l’application du principe y est donc incontestable, force est de constater que sa portée a historiquement été équivoque.

La loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication n’y fait nullement référence dans ses dispositions consacrées au statut des sociétés nationales de programme. Tout juste y est-il mentionné que celles-ci doivent garantir le respect du « pluralisme de l’information ainsi que l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans le respect du principe d’égalité de traitement » et mettre « en œuvre des actions en faveur de la cohésion sociale, de la diversité culturelle ». La neutralité est ici entendue dans son sens de « neutralité pluralisme », au sens que le service public est censé garantir une représentation égale des différents courants d’expression socio-culturels, politiques et religieux. Cette vision se confirme à la lecture du cahier des missions et des charges de la société Radio France. Celui-ci précise que la société « assure l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans le respect du principe d’égalité de traitement » ainsi que « l’honnêteté, l’indépendance et le pluralisme de l’information, notamment pour les émissions d’information politique » (art. 4). Il lui est par ailleurs interdit de « programmer et de faire diffuser des émissions produites par ou pour des partis politiques, des organisations syndicales ou professionnelles, ou des familles de pensée politiques, philosophiques ou religieuses, qu’elles donnent lieu ou non à des paiements » (art. 12). C’est notamment pour cette raison que Radio France a pu invoquer le principe de neutralité pour refuser la diffusion de certains messages à connotation religieuse.

Mais cela ne règle absolument pas la question de savoir si une neutralité « par abstention » devrait également être observée par les structures chargées de la mission de service public, et en particulier par ses journalistes.

La neutralité du service public devrait se concilier avec l’indépendance de l’information

C’est bien là que les choses se compliquent, car le principe de neutralité du service public est censé être concilié avec celui d’indépendance de l’information.

Ce principe est martelé dans la loi du 30 septembre 1986, aussi bien pour le secteur privé que pour le secteur public de l’audiovisuel. La loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias en a revalorisé la portée, là encore sans distinguer en fonction de la nature publique ou privée des services de médias audiovisuels. A ce titre, la loi a imposé la création de comités d’éthique et de déontologie au sein des entreprises assurant la diffusion de services de télévision ou de radio, ainsi que l’adoption de chartes censées établir les droits et devoirs des journalistes qui y sont employés.

S’agissant de Radio France, la charte intitulée « Pour une information de confiance » affirme que les journalistes « proposent des analyses avec rigueur journalistique et honnêteté intellectuelle » mais qu’ils « veillent à marquer, le plus clairement possible et sur tous les supports, la distinction entre ce qui relève des faits et ce qui relève de l’analyse, du commentaire, de l’interprétation, du point de vue ou de la critique ». De même y est-il précisé que « les points de vue sont subjectifs et sont nécessairement présentés dans un cadre pluraliste », que « les opinions et points de vue sont identifiés comme tels et n’engagent que leurs auteurs » et que « les éventuelles attaches politiques ou idéologiques des intervenants sont précisées ». Surtout, la Charte rappelle que « le journalisme s’exerce hors de toute pression, qu’elle soit politique, économique, idéologique, étrangère ». Autrement dit, la liberté d’expression des journalistes du secteur public leur permet d’exprimer des points de vue personnels, qui peuvent être politiques, tant que ceux-ci sont distingués de l’information du public sur des faits intéressant un sujet d’intérêt général. La distinction classique entre les allégations et les opinions serait donc respectée, ce qui n’exclut pas l’existence d’une certaine forme de critique.

C’est bien là le terrain sur lequel s’est placé Thomas Legrand pour sa défense, en affirmant que les propos révélés par le média L’Incorrect portaient sur les mensonges et l’attitude de Rachida Dati face à la presse et non son positionnement politique. Le contexte dans lequel la vidéo a été captée soulève naturellement bien des interrogations au regard des principes précitées.

Entre neutralité et indépendance de l’information, le rôle du service public de l’audiovisuel remis en question

Ces interrogations intéressent l’idée même que l’on se fait du secteur public de l’audiovisuel et de sa mission de service public. Celui-ci doit-il être la voix du Gouvernement et informer le public de la façon la plus neutre et objective qui soit ? Ou bien doit-il être une offre alternative au secteur privé, y compris sur le plan de sa ligne éditoriale, étant entendu que celle-ci se veut pluraliste ?

L’alternative a été officiellement résolue en 1975 par le Président Giscard d’Estaing, justement à propos des journalistes de Radio France : « ce n’est pas la « voix de la France », ce sont simplement des Francais qui s’expriment ». Si éclatante que soit cette proclamation, on doit garder à l’esprit qu’elle fut prononcée à l’époque où l’audiovisuel faisait l’objet d’un monopole public. A l’heure où il existe une pluralité de services de médias audiovisuels exprimant prétendument une diversité de points de vue, le temps est sûrement venu de préciser à nouveau la place et le rôle du secteur public. Le sujet est d’autant plus essentiel qu’il a souvent été reproché aux missions du secteur public de ne pas être suffisamment différenciées de celles du secteur privé sur le plan du traitement de l’information. L’existence d’une ligne éditoriale propre et la liberté d’expression des journalistes sont bien au cœur de ces préoccupations. Le rapport des Etats généraux de l’information de 2024 avait justement plaidé en faveur d’une différenciation plus marquée, estimant qu’une exigence d’impartialité serait garante d’une information fiable et de qualité, qui s’adresse à tous les citoyens indépendamment de leurs sensibilités politiques.

C’est bien là la mission de l’ARCOM que de proposer des pistes de réflexion, alors même qu’elle peut d’ailleurs être saisie de tout différend intéressant les exigences et missions de service public assignées aux sociétés nationales de programme. Ses conclusions n’en seront que plus attendues d’ici les prochaines échéances électorales…