Par Norbert Foulquier, Professeur à l’Université Paris Panthéon Sorbonne

Les raisons de ce vœu

Ce vœu fait suite à la convention citoyenne organisée par la ville de Paris en avril et mai dernier. Il s’explique au moins par deux raisons. Tout d’abord, la ville de Paris a constaté que les collectivités territoriales disposent de peu de moyens pour protéger la Seine contre les entreprises la polluant, dès lors que l’Etat décide de ne pas les poursuivre. La prise de conscience a été la pollution de la Seine par l’entreprise Lafarge, qui avait pourtant provoqué l’ouverture d’une enquête judiciaire. Plus largement, il s’agissait pour la ville de Paris ainsi que, notamment, la ville de Rouen de ne plus laisser la protection de la Seine entre les seules mains de l’Etat et de ses établissements publics et d’y associer le plus possible la population vivant le long de ce fleuve et leurs collectivités territoriales. C’était aussi le moyen pour la ville de Paris d’inscrire dans le mouvement international de la reconnaissance des droits de la nature, puisque les autorités nationales françaises rechignent à le faire spontanément.

Si une telle loi était votée, ce serait la première fois qu’un élément de nature serait en tant que tel élevé au statut de sujet de droits. Sans surprise, ce projet suscite doutes et même oppositions de la part de bon nombre de juristes au motif qu’il serait juridiquement contre-nature, inutile et trop complexe. Comme nous avons pu le montrer dans un rapport du GRIDAUH rédigé avec Frédéric Rolin et Marion Chapouton, ces critiques peuvent aisément être écartées.

Un projet orthodoxe

Certaines critiques sont d’ordre principiel : l’attribution de la personnalité juridique à un fleuve ne correspondrait pas aux traditions anthropologiques, politiques, philosophiques et juridiques françaises. Parce qu’elle brouillerait les catégories de personnes et de choses, elle serait même dangereuse. La nouveauté de cette consécration est indéniable et on peut même dire que la ville de Paris la revendique. En réalité, elle ne doit pas être exagérée.

En effet, aucune disposition constitutionnelle ni européenne n’interdit de reconnaître en France la personnalité juridique à la Seine ou à un autre élément de nature. Mieux, le Conseil constitutionnel mâtine son approche juridique anthropocentrée d’une valorisation écocentrée de la nature quand il rappelle que « l’avenir et l’existence même de l’humanité sont indissociables de son milieu naturel » (QPC n°2019-823 du 31 janv. 2020). Au demeurant, une réserve naturelle, gérée et représentée par un établissement public, est-elle si éloignée que cela des fleuves et de leur vallée auxquels la Colombie et la Nouvelle-Zélande ont reconnu la personnalité juridique ? Et au Moyen Âge, les communes dont personne n’a jamais interrogé la qualité de sujet de droit n’étaient-elles pas des territoires naturels, autour d’un cours d’eau, la plupart du temps ? Enfin, les débats du XIXe siècle sur les entreprises puis les associations, sans même parler des esclaves, ont montré que la personnalité juridique est un artefact que le législateur peut souverainement accorder ou refuser. Nul besoin donc de l’adosser à une cosmologie pour la reconnaitre à la nature ou à certains de ses éléments. En rejoignant les groupes de plus en plus nombreux des Etats ayant rompu avec une approche exclusivement anthropocentrée du droit, dont notamment l’Espagne qui a accordé des droits à la lagune Mar Menor, la France n’abandonnerait pas la tradition romano-canonique : elle la prolongerait.

Un projet utile

D’aucuns prétendent que l’outillage juridique français est largement suffisant pour protéger la nature : l’ériger en sujet de droits serait donc inutile. Ils font valoir les multiples régimes de police prévus dans le code de l’environnement, la sanction des contraventions de grande voirie protégeant les domaines publics maritime et fluvial, la consécration de l’écocide, la protection pénale de la faune et de la flore, les multiples plans et programmes, les parcs naturels, les réserves naturels, etc. En réalité, tous ces outils ne saisissent pas la Seine dans sa globalité. Même les agences de bassin n’y parviennent pas, et qui plus est, leur objet est limité et elles laissent trop peu de place aux administrés.

Au plus, les contempteurs des droits de la nature concèdent-ils que la mise en œuvre de ces nombreux régimes de protection devrait être améliorée. Cette concession est tellement juste qu’elle légitime à elle seule le projet de la ville de Paris ! En effet, la plupart de ces régimes sont entre les mains de l’Etat et quand ils s’ouvrent sur la société civile, c’est avant tout aux exploitants économiques, à l’origine des pollutions les plus importantes, qu’ils font une place. Si on prend l’exemple de la Seine, les collectivités territoriales et les administrés ont le plus grand mal à forcer l’Etat ou ses établissements publics comme HAROPA et VNF à agir en faveur de sa protection quand ils ont décidé de ne rien faire. Qu’un fleuron industriel national pollue la Seine, si ces autorités étatiques refuse de le poursuivre pour contravention de grande voirie, les communes et leurs contribuables qui auront investi des milliards d’euros pour sa restauration depuis 30 ans pourront au mieux se rabattre sur un recours pour excès de pouvoir contre leur refus d’agir, trop facilement légitimé par l’intérêt général économique.

D’où l’idée de la ville de Paris selon laquelle, pour améliorer la protection de la nature contre l’inaction de l’Etat, il faut créer de nouvelles institutions qu’il ne dirigerait pas et qui seraient entre les mains des collectivités territoriales, des scientifiques et du public. Les débats du conseil de Paris ont mis en évidence qu’il ne s’agit pas de supprimer les pouvoirs de l’Etat en matière de protection de la nature ; il s’agit de les concurrencer, par des autorités non étatiques.

Une personnalité à préciser

En réalité, la pertinence du vœu voté par le conseil de Paris dépendra de la forme que prendra la personnalité morale de droit public de la Seine. Sur ce point, les options restent très ouvertes. Mais les défis sont multiples : faire une place au public, aux scientifiques et aux collectivités territoriales, sans oublier les acteurs économiques et les autorités étatiques, tout en évitant d’ajouter au mille-feuille institutionnel.

Parce que la nature ne parle pas d’elle-même, ni plus ni moins qu’une entreprise, on pourrait imaginer un établissement public naturel, en s’inspirant des établissements publics économiques que sont les chambres de commerce et de l’industrie, ou des autorités publiques indépendantes, composé d’un parlement de la Seine dont les membres représenteraient les collectivités territoriales, les administrés, les associations de protection de l’environnement, les acteurs économiques et où l’Etat serait minoritaire afin qu’il ne dirige pas cette institution, d’un comité scientifique et d’un exécutif. Ces organes auraient pour mission d’agir, lorsque l’Etat et ses établissements, ne le font pas, pour mettre en œuvre les droits de la Seine : le droit d’exister et d’évoluer naturellement, le droit à la protection, le droit à la conservation, le droit à la restauration, etc.

La définition des modalités de l’exercice de ces droits sera aussi un sujet complexe. Afin de ne pas brouiller la répartition des compétences déjà existantes, on pourrait aussi envisager que cette personne morale de droit public dispose d’un pouvoir de police de substitution lorsque, sans motifs légitimes, les autorités normalement compétentes refuseraient d’agir, après une mise en demeure. Pourquoi ne pas lui attribuer aussi un pouvoir d’initiative lui permettant de demander aux administrations publiques d’adopter ou de modifier les actes entrant dans leurs champs de compétences ? Enfin, grâce à sa personnalité juridique, cette structure détiendrait un droit d’agir en justice pour défendre ces droits, ce qui éviterait la solution espagnole de l’actio popularis.

On le voit, la personnification juridique de la Seine passerait par la création d’une institution supplétive, locale et démocratique.

C’est peut-être cela qui serait le plus innovant, bien plus que les droits de la nature : une institution qui imposerait, sous le regard et sous la sanction du public, à chaque autorité chargée de la protection de la Seine d’assumer ses choix quand ceux-ci se retournent contre elle et ses riverains…