Par Delphine Brach-Thiel, Maître de conférences HDR à l’Université de Lorraine

Les poursuites pénales concernant ce premier procès

Durant six semaines et après huit années d’information judiciaire, la 16e chambre du Tribunal correctionnel de Paris se penche sur la responsabilité pénale de la société Lafarge et de ses principaux dirigeants, parmi lesquelles son président de l’époque Bruno Lafont, concernant le maintien de l’activité de leur usine en Syrie en pleine guerre civile. Les prévenus sont des cols blancs, ayant appartenu à un fleuron de l’industrie française : le cimentier Lafarge. Il leur est reproché d’avoir versé des sommes à l’organisation dite « État islamique » (EI) pour assurer la sécurité des personnes et des biens autour de l’usine et pour s’approvisionner en matières premières. Le montant de ce qui est appelé – pudiquement ? – « paiements de sécurité » dans le dossier s’élèverait à plus de trois millions d’euros et les injections de sommes dans l’économie locale sous le contrôle de l’EI à presque deux millions. Soit environ 5 millions. Une somme contestée par la défense qui ramène le montant maximal susceptible d’être allé dans la poche des organisations terroristes à 500 000 euros.

Aujourd’hui et pour la première fois, une personne morale est poursuivie en France pour financement du terrorisme suite à une plainte déposée en novembre 2016 par l’ONG Sherpa et d’anciens employés syriens. Outre la personne morale, comparaissent également les plus hauts dirigeants du groupe. Certains sont également renvoyés pour « non-respect de sanctions financières internationales », une infraction douanière. La chambre de l’instruction aurait souligné que Lafarge SA ne pouvait ignorer le caractère terroriste de l’EI à l’époque des faits, ce qui suffira pour sa mise en examen. De même, le dossier montre des indices graves ou concordants pour que soit retenue l’infraction de financement d’une entreprise terroriste. Or, l’article 421-2-2 du code pénal dispose que constitue « un acte de terrorisme le fait de financer une entreprise terroriste en fournissant, en réunissant ou en gérant des fonds, des valeurs ou des biens quelconques ». Pour ce délit, un individu encourt 10 ans d’emprisonnement et 225 000 euros d’amende ; une personne morale 1 125 000 euros d’amende.

C’est Lafarge SA qui est renvoyé devant le tribunal correctionnel étant précisé que la société de droit syrien Lafarge Cement Syria (LCS) était détenue à 98 % par le groupe françaisLafarge SA. Selon la chambre de l’instruction, les paiements ont été réalisés avec l’accord des dirigeants et la filiale était contrôlée par la société mère.  Ainsi la structure de la multinationale a été prise en compte pour poursuivre la personne morale pour des actes commis via sa filiale à l’étranger.

Les faits et la situation

En 2013, l’organisation État islamique était devenue incontournable en Syrie, or l’entreprise Lafarge n’y fermera ses portes qu’en septembre 2014. Elle est donc restée sur place contrairement à d’autres multinationales. Le cimentier aurait accepté de rémunérer les organisations terroristes qui contrôlaient à l’époque les axes de circulation avoisinants. Elle aurait négocié avec divers groupes armés, dont l’EI, afin de faciliter les livraisons, l’achat de matières premières, la vente de son ciment, le passage aux checkpoints des salariés afin qu’ils puissent être acheminés de l’usine à leur logement, ce qui n‘empêchera pas que certains soient séquestrés et torturés. Lafarge poursuivra son activité jusqu’à l’attaque de l’usine par l’Etat islamique en septembre 2014.

Désireux de s’implanter dans des pays émergents, la société française Lafarge avait racheté en 2008 pour près de 680 millions d’euros une cimenterie dans le nord de la Syrie implantée à Jalabiya, non loin de la frontière turque. Malheureusement, elle est située à une soixantaine de kilomètres de Raqqa, future « capitale » du Califat.  En 2012, quand le conflit syrien s’intensifiera et que des groupes armés prendront position autour de l’usine qui employait environ 250 salariés, elle décidera d’évacuer les salariés étrangers, mais continuera à faire tourner la cimenterie grâce à ses salariés syriens. L’ambassade de France à Damas fermera quant à elle ses portes le 6 mars 2012 sur décision du Président de la République.

Quelle défense pour les prévenus ?

Outre les questions de rackets et d’extorsion, le rôle de l’État français dans cette affaire sera nécessairement abordé. De fait, les responsables du groupe Lafarge auraient déclaré aux enquêteurs avoir été en relation régulière entre 2011 et 2014 avec les autorités françaises, qui auraient donné leur aval pour le maintien de l’entreprise en Syrie. L’ONG Sherpa avait d’ailleurs réclamé l’audition de Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères de mai 2012 à février 2016.

Surtout sera évoqué le principe fondamental de l’exercice des droits de la défense  ainsi que le principe non moins aussi fondamental non bis in idem dont Faustin Hélie écrivait « qu’il appartient au droit universel des nations ». De fait – et c’est suffisamment inhabituel pour être  souligné – l’entreprise Lafarge a plaidé coupable devant la justice américaine et payé une amende de 778 millions de dollars. Le chef d’accusation aux Etats-Unis  était d’avoir conspiré pour fournir un soutien matériel et des ressources dans le nord de la Syrie entre 2013 et 2014 à l’État islamique et au Front al-Nosra (ANF), deux organisations terroristes étrangères désignées comme telles par les États-Unis.

Il sera ainsi question de l’effectivité et de la portée que peut avoir non bis in idem dans l’ordre international étant précisé qu’il est reconnu en France sous de strictes conditions pour des infractions présentant un élément d’extranéité, c’est-à-dire en cas d’exercice de notre compétence personnelle active (supposant une infraction commise à l’étranger par un Français) et en cas de compétence universelle. Or, la lutte contre le financement du terrorisme a fait l’objet d’une Convention internationale signée et ratifiée par la France (New-York, 10 janvier 2000)  posant un principe de compétence universelle que nous retrouvons  depuis sous l’article 689-10 du Code de procédure pénale. Ainsi pour une infraction commise à l’étranger, la compétence personnelle active et la compétence universelle préservent l’autorité de la chose jugée à l’étranger et la règle non bis in idem, à l’inverse de poursuites pénales intentées sur le fondement de notre compétence territoriale.

Quelle que soit la décision qui sera rendue par le tribunal correctionnel concernant la culpabilité ou non de la SA Lafarge, de la culpabilité ou non de chacun des individus poursuivis pour financement du terrorisme – il est constant et non contesté qu’aucun ne poursuit ou n’adhère à l’idéologie djihadiste – la procédure et la future décision de la juridiction de jugement mettent en lumière les insuffisances de notre corpus juridique dès lors que la tendance actuelle est d’étendre la responsabilité pénale des grands groupes de sociétés et de lutter contre l’impunité des acteurs économiques lorsque des atteintes aux droits humains sont commises à l’étranger. Un procès doit poursuivre une double légitimité, substantielle et procédurale. En filigrane se posera la question globale de l’articulation des droits de la défense protégés par le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’Homme avec les mécanismes de compliance – dont la CJIP est l’un des outils – et l’extraterritorialité des poursuites pénales. Si la SA Lafarge et sa filiale syrienne ont reconnu avoir conclu un accord de partage des revenus avec Daech, quid d’un accord de partage  avec la France pour les 778 millions de dollars d’amendes et de confiscations versés au Trésor américain ? En France, le montant maximum de la peine encourue pour la personne morale est de 1 225 000  euros.