Par Zérah Bremond, Maître de conférences en droit public à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour

Pourquoi un traité avec les peuples autochtones de l’Etat de Victoria ?

La colonisation de l’Australie fut la conséquence d’un « mensonge commode » – pour reprendre la formule d’un juge de la Haute-Cour – incarné dans le constat selon lequel le territoire serait pratiquement inoccupé : c’est la doctrine de la terra nullius. La réalité a néanmoins conduit à rendre cette position intenable, posant par conséquent la question de la légitimité de l’Etat australien à imposer son autorité à des peuples autochtones qui n’ont jamais abandonné leur souveraineté. En adoptant en 2017 la Déclaration du cœur d’Uluru, les peuples autochtones d’Australie appelèrent donc à un « changement constitutionnel substantiel » devant se traduire, notamment, par la création d’une « Voix des Peuples premiers » permettant leur représentation au niveau fédéral. Cette demande s’est finalement heurtée au non majoritaire des Australiens suite au référendum du 14 octobre 2023…

Malgré cet échec, cela n’a pas empêché la poursuite d’initiatives au niveau des entités fédérées de l’Australie. L’Etat de Victoria s’est montré en cela particulièrement volontariste. Condamnation formelle de la terra nullius par la reconnaissance en 2004 dans sa Constitution de l’antériorité des peuples autochtones. Intégration des juridicités autochtones par la consécration en 2017 du fleuve Yarra comme « entité naturelle vivante et intégrée ». Formation en 2022 d’une commission vérité conçue et contrôlée par les peuples autochtones afin de faire la lumière sur les injustices historiques et actuelles subies – la Commission Yoorrook. Conclusion enfin, en 2025, d’un traité censé traduire en actes les enseignements issus des travaux de cette commission qui, au-delà de la vérité, aspire également à la compréhension et à la transformation dans la relation qui lie les peuples autochtones à l’Etat de Victoria.

Un nouveau pas est franchi avec ce traité, l’autorité étatique acceptant désormais de considérer les autorités autochtones comme des partenaires avec lesquels partager le pouvoir.

Quels sont les objectifs poursuivis par ce traité ?

Ce traité constitue l’aboutissement d’un processus de près de 10 ans de négociation s’étant traduit successivement par la création en 2018 d’une Assemblée des Peuples premiers de Victoria et la formation en 2022 d’une « Autorité du traité » chargée de superviser le processus de négociation. Le traité à l’échelle de l’Etat (Statewide Treaty) a été formellement approuvé par le Parlement de Victoria le 30 octobre 2025 et devrait entrer en vigueur le 12 décembre par un échange cérémoniel entre ses parties.

Sur le fond, il rappelle longuement dans son préambule l’antériorité et les droits inhérents des peuples autochtones, les multiples préjudices subis du fait de la colonisation et la nécessité qui s’impose aujourd’hui de les réparer. Le traité réaffirme l’esprit qui animait la déclaration d’Uluru en soulignant qu’au-delà du droit propre des peuples autochtones à s’autodéterminer, il n’a pas vocation à être « un miroir tendu à une seule communauté, mais une invitation adressée à tous ».

Cela se traduit notamment par : la reconnaissance d’un organe de représentation permanente des peuples autochtones de Victoria (Gellung Warl) dont la gouvernance revient à l’Assemblée des Peuples premiers de Victoria. Outre sa fonction de représentation et de consultation auprès des institutions de l’Etat, cet organe peut également adopter des règles substantielles affectant les peuples autochtones  ; la création de deux organes spécialisés afin d’assurer un suivi des actions et politiques engagées par l’Etat en faveur des peuples autochtones (Nginma Ngainga Wara) et de poursuivre le travail d’enquête sur les préjudices historiques initié par la Commission Yoorrook (Nyerna Yoorrook Telkuna) ; de nombreuses propositions concrètes telles que la création d’un fonds d’infrastructure pour les peuples premiers, l’association des autorités autochtones à l’élaboration des programmes scolaires ou encore la reconnaissance des juridicités autochtones par les autorités de l’Etat, le traité lui-même ayant vocation à être enrichi par des éléments culturels autochtones.

De façon générale, ce traité manifeste un net engagement de l’Etat australien de Victoria en faveur de la mise en œuvre de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. À n’en pas douter, il y a là matière à inspirer les peuples autochtones du monde entier, et en particulier ceux de l’outre-mer français…

Ce traité peut-il servir d’exemple pour les peuples autochtones de l’outre-mer français ?

Deux territoires ultramarins comprennent des peuples qui se revendiquent comme étant autochtones : les Kanak de Nouvelle-Calédonie et les Amérindiens de Guyane.

La Nouvelle-Calédonie constitue le cas le plus emblématique dans la mesure où le « peuple kanak » est formellement reconnu par l’Accord de Nouméa. S’agissant d’un accord politique, il ne saurait être parfaitement comparable au traité conclu avec l’Etat de Victoria. Néanmoins, son contenu peut présenter certains traits communs, l’Accord de Nouméa dénonçant dans son préambule la doctrine de la terra nullius et prévoyant un certain nombre d’éléments visant à « restituer au peuple kanak son identité confisquée », notamment par la création d’institutions coutumières. Malgré ses apports, cet accord semble aujourd’hui insuffisant à répondre aux attentes du peuple autochtone de la Nouvelle-Calédonie qui revendique son droit à l’autodétermination, tel que cela ressort de la charte du peuple kanak. À ce titre, une négociation est souhaitée pour permettre d’établir un « cadre mutuellement accepté des relations du Peuple Kanak à l’Etat français ». L’exemple de Victoria pourrait en cela être inspirant.

Comme l’Australie, la Guyane a pu être considérée également comme terra nullius, les colonisés ayant été longtemps ignorés. Pourtant, les différentes autorités de l’Etat, y compris le Président de la République, reconnaissent aujourd’hui les peuples autochtones de Guyane. La préfecture de Guyane a pu par ailleurs travailler à l’élaboration d’un protocole de consultation avec les 6 peuples amérindiens de façon à systématiser leur participation aux prises de décision qui les concernent. Le projet a néanmoins été suspendu en 2024 ce qui dénote encore de certaines résistances. La résolution adoptée parallèlement par le congrès des élus de Guyane le 13 avril 2024 invite pourtant l’Etat à ce que soit mise en place une « Assemblées des Hautes Autorités Autochtones de Guyane » pouvant rendre des « avis conformes » sur toute décision ayant une incidence directe ou indirecte sur leurs intérêts. Là encore, le modèle victorien pourrait être une référence intéressante et ce, d’autant plus s’il s’avère qu’il a pu produire des résultats positifs pour l’ensemble de la communauté.