Par Andréas Kallergis, Professeur à l’Université de La Réunion et membre de l’Institut universitaire de France

L’urgence suffit-elle pour fonder un pouvoir fiscal général du Président ?  

L’IEEPA autorise le Président, après avoir proclamé un état d’urgence pour faire face à « une menace inhabituelle et extraordinaire » de source étrangère, à « réglementer les importations et les exportations » de biens impliquant des intérêts étrangers. Pour activer ces pouvoirs exceptionnels, l’administration Trump a déclaré deux états d’urgence, l’un sanitaire, l’autre économique. Le premier, justifié par la crise des opioïdes, vise à imposer les importations depuis le Canada, le Mexique et la Chine, pays accusés de favoriser l’arrivée du fentanyl sur le territoire américain. Le second, justifié par les déséquilibres dans le commerce extérieur, vise à imposer les importations depuis plusieurs autres pays. Sur cette base, la Maison Blanche a décrété des droits de douane par des executive orders.

Jusqu’à présent, cette loi était utilisée pour bloquer des transactions ou interdire des flux économiques en cas de crise grave, comme dans le cas du gel des avoirs iraniens par le Président Carter en 1979. Aussi préoccupant que soit le déséquilibre de la balance commerciale, il ne constitue pas une « menace inhabituelle et extraordinaire », mais un phénomène structurel et durable de l’économie américaine. En admettant que les menaces évoquées par la présidence sont bien réelles et soudaines pour justifier l’urgence, est-ce que le terme « réglementer » inclut-il le pouvoir d’imposer des droits de douane ?

Le Président peut-il fixer seul des droits de douane ?

Devant la Cour, différents arguments ont été présentés pour défendre ou pour combattre une lecture extensive de l’IEEPA.

Pour l’avocat général du gouvernement, l’expression « to regulate imports and exports »englobe le pouvoir de fixer des droits de douane sur les importations. Il a rappelé que le Président dispose historiquement d’une large marge d’action en matière de sécurité nationale. Il s’est appuyé notamment sur un précédent de 1971, lorsque le Président Nixon, invoquant la Trade with the Enemy Act de 1917 qui autorisait le Président à réglementer les importations pendant l’état d’urgence, avait imposé une surtaxe de 10% sur toutes les importations, validée ensuite par une cour fédérale dans l’affaire Yoshida II. Selon la présidence, les déficits commerciaux massifs et la dépendance à l’égard de certaines chaines d’approvisionnement constituent une « menace étrangère inhabituelle », faisant entrer les mesures prises dans le champ de l’IEEPA.

Les plaignants — soutenus entre autres par 207 élus — ont rappelé que la Constitution donne au seul Congrès le pouvoir de lever l’impôt. Un droit de douane est une imposition et non une simple mesure de régulation. Ils ont insisté sur le texte : l’IEEPA ne parle jamais d’impôts ou de droits de douane, contrairement à d’autres lois commerciales qui délèguent de manière très encadrée une compétence fiscale à l’exécutif. La section 122 du Trade Act de 1974 autorise ainsi le Président à imposer une surtaxe générale de 15% aux importations pendant 150 jours en cas de grave déséquilibre de la balance de paiements. L’absence d’un tel encadrement dans l’IEEPA montrerait que le Congrès n’a pas voulu déléguer le pouvoir fiscal en cas d’urgence économique. Les plaignants ont invoqué la théorie jurisprudentielle des « questions majeures » : pour déléguer un pouvoir normatif d’importance économique ou politique majeure, le Congrès doit s’exprimer de façon explicite et encadrer la délégation. Il a été par ailleurs souligné que donner une dimension fiscale à l’expression « regulate imports and exports » rendrait l’IEEPA inconstitutionnelle, puisque la Constitution interdit explicitement la taxation des exportations. Enfin, la comparaison avec la loi de guerre de 1917 serait inopportune : l’IEEPA a été adoptée précisément pour restreindre les pouvoirs extraordinaires du Président en temps de paix.

Une majorité de juges a exprimé des doutes quant à la constitutionnalité des droits de douane, rappelant que la Constitution réserve au Congrès les pouvoirs de lever l’impôt et de réglementer le commerce extérieur. Pour le juge Sotomayor, l’imposition d’un droit de douane, de nature fiscale, exige l’accord des deux chambres du Congrès. Les juges Jackson, Kagan et Barrett ont insisté sur le besoin d’une lecture stricte de l’IEEPA. Le juge Roberts a soutenu que l’imposition de droits de douane est bien une « question majeure » qui touche au pouvoir fiscal du Congrès. Enfin, le juge Gorsuch a souligné l’effet cliquet du mécanisme d’urgence depuis un arrêt Chadha : pour y mettre fin, le Congrès doit voter une résolution conjointe des deux chambres, à laquelle le Président peut opposer un veto.

Faut-il alors voir un paradoxe lorsqu’un texte permet au Président de bloquer tout le commerce extérieur mais lui empêche d’imposer un droit de 1% sur les importations ? La réponse est négative parce que les deux pouvoirs sont de nature différente. Les droits de douane ont à la fois une fonction économique — réglementer le commerce extérieur — et une fonction fiscale — augmenter les recettes publiques. Les deux fonctions sont distinctes ; la seconde est inhérente à la compétence fiscale du Congrès. Autoriser le Président à lever des droits de douane sous couvert d’urgence revient à abolir cette limite.

Quel serait l’effet d’une déclaration d’inconstitutionnalité ?

La Cour suprême, à majorité conservatrice, s’est montrée favorable à l’exécutif à différentes occasions depuis le début de l’année. Elle a aussi, récemment, réaffirmé que le pouvoir présidentiel ne doit pas empiéter sur la compétence du Congrès, élargissant la portée de la théorie jurisprudentielle des « questions majeures ». Lors de l’audience du 5 novembre, six des neuf juges se sont montrés sceptiques à l’égard de la thèse des droits de douane justifiés par l’urgence. Une déclaration d’inconstitutionnalité semble donc possible.

Si la Cour donnait raison aux plaignants, cela invaliderait les droits de douane instaurés sur le fondement de l’IEEPA. Ce serait un rappel fort du rôle central du Congrès en matière fiscale et douanière. Cela obligerait l’exécutif à utiliser d’autres instruments juridiques pour imposer des droits de douane, qui seraient soumis à des procédures plus encadrées et à un suivi du Congrès. Les procédures visant la Chine, engagées récemment sur la base de la section 301 de la Trade Act de 1974, montrent qu’une telle réorientation est en cours. Et sauf si la Cour limite l’effet de la décision aux seuls requérants, ce qui est probable, le gouvernement devra organiser le remboursement des droits déjà collectés en 2025 en cas d’annulation, leur montant étant estimé à 100 milliards de dollars. En toute hypothèse, une déclaration d’inconstitutionnalité devrait avoir pour conséquence de faire revenir les Etats-Unis aux taux de droits de douane conformes à leurs engagements dans le cadre de l’OMC.