Frappes aériennes : quel est le cadre juridique ?
Indépendamment de l’actualité de ces derniers jours, le recours aux frappes aériennes, notamment lorsqu’il entraîne d’importantes pertes civiles, soulève des enjeux juridiques et éthiques. Comment ces frappes aériennes (missiles, bombes ou drones) sont-elles encadrées ?

Par Patrice Tromparent, Colonel de l’Armée de l’Air et de l’Espace
Une frappe aérienne sur des installations civiles est-elle légale ?
Selon la théorie des cinq cercles de John Warden, les frappes aériennes permettent de rapidement gagner une guerre en neutralisant le système stratégique de l’ennemi : le leadership (1er cercle), les infrastructures essentielles (2e), les transports et l’économie (3e), la population (4e) et enfin les forces armées (5e). En détruisant d’abord les cercles centraux (centres de commandement, communication, énergie), les frappes aériennes paralysent la capacité de décision et évitent l’usure prolongée des combats au sol. Ainsi le 3 janvier 2020, une frappe de drone américain près de l’aéroport de Bagdad a tué le général Qassem Soleimani, commandant de la Force Al-Qods iranienne, afin de désorganiser les milices chiites en Irak, en Syrie et au Liban.
Les frappes aériennes doivent respecter le droit international humanitaire (DIH), composé des Conventions de Genève (1949) et de leurs protocoles additionnels (1977, 2005), de certains traités spécifiques (interdiction des armes chimiques, mines, armes à sous-munitions,…), et du droit coutumier (recensé par le Comité International de la Croix Rouge). En particulier, il pose trois principes : la distinction, qui impose de cibler uniquement les objectifs militaires en évitant les civils et les infrastructures civiles ; la proportionnalité, qui interdit les attaques dont les dommages collatéraux seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire attendu ; et la nécessité militaire, qui justifie la frappe uniquement si elle vise à affaiblir la capacité militaire ennemie.
Les frappes doivent aussi respecter le principe de précaution, exigeant l’anticipation et la minimisation des pertes civiles. En outre, les frappes doivent être autorisées par une chaîne de commandement claire et documentée.
Quel est le processus de ciblage qui encadre une frappe ?
Le processus de ciblage d’une frappe aérienne suit une méthode rigoureuse pour assurer efficacité militaire et conformité au droit. Il commence par l’identification de l’objectif, à partir du renseignement (images, interception de communication, sources humaines), puis l’évaluation de sa légitimité. Une analyse des effets attendus est menée, incluant les dommages collatéraux possibles selon le type de munition employé pour ajuster la précision et les dommages. Des Legal Advisors, chargés de vérifier la conformité au DIH, proposent leur analyse au commandement, parfois jusqu’au niveau politique, qui décide d’autoriser la frappe. Après la frappe, une évaluation vérifie l’état de l’objectif et des pertes collatérales éventuelles, pour ajuster la prochaine opération.
Ce cycle est dynamique, notamment pour les cibles de haute valeur et mobiles, qu’il faut frapper tant que le renseignement est frais. Il est complexe quand les cibles d’intérêt militaire sont imbriquées avec le milieu civil, par exemple en ville, dans ou à proximité de lieux spécialement protégés par le DIH (hôpitaux, lieux culturels et cultuels). Cependant, si des adversaires les utilisent délibérément pour y conduire leurs opérations, ils commettent une violation du DIH et ces lieux peuvent perdre la protection conférée et devenir des cibles légitimes.
Que se passe-t-il lorsqu’une frappe cause des victimes civiles ?
Du point de vue du droit international, les États ont l’obligation de mener des enquêtes en cas de frappe ayant causé des pertes civiles. Ils peuvent être tenus responsables en cas de faute grave ou d’absence de précaution suffisante. Si les règles du DIH ont été violées délibérément, l’attaque peut être qualifiée de crime de guerre. Les auteurs peuvent être poursuivis pénalement, y compris devant la Cour pénale internationale (CPI) si les juridictions nationales ne veulent pas ou ne peuvent pas les poursuivre et si le crime a été commis sur le territoire d’un État partie au Statut de Rome, si l’accusé est ressortissant d’un État partie ou si le Conseil de sécurité des Nations Unies saisit la Cour (même pour un État non partie). Sur 193 membres de l’ONU, 124 pays dont la France sont parties, tandis que Etats-Unis, Chine, Russie (membres permanents du conseil de sécurité des Nations Unis), Israël, Turquie, Inde et Pakistan ne le sont pas.
Indépendamment des conséquences juridiques, les pertes civiles importantes détériorent la perception de la légitimité de l’opération militaire auprès des opinions publiques locales, nationales et mondiales, alimentent la propagande de l’adversaire et peuvent ainsi avoir des effets contre-productifs sur le long terme de la guerre.
Les frappes aériennes sur des objectifs civils d’intérêt militaire sont donc possibles mais encadrées par le droit international. Comme souvent, les violations sont difficiles à démontrer et les sanctions encore plus difficiles à appliquer à un État non coopératif.
Les opérations en Ukraine et au Moyen Orient remettent en avant une utilisation massive des frappes aériennes par rapport aux frappes chirurgicales des opérations contre le terrorisme. Ce changement d’échelle impose plus de frappes dans un environnement plus imbriqué et rapidement évolutif, et peut fragiliser la rigueur des processus de ciblage et conduire à plus de dommages collatéraux excessifs. L’intelligence artificielle, qui peut traiter des volumes considérables d’informations en des temps très courts, peut ici assister la décision et paradoxalement contribuer à « humaniser » la guerre.