La « taxe Zucman » face à la Constitution
Dans un contexte de tensions sur nos finances publiques, l’idée d’une contribution accrue des très grandes fortunes à l’effort collectif fait son chemin. La taxe dite « Zucman », consistant à prélever chaque année 2% du patrimoine des « ultra-riches » est aujourd’hui défendue par plusieurs responsables politiques comme une mesure de justice nécessaire, dans un contexte où les inégalités ne cessent de se creuser. Si notre Constitution n’interdit pas de taxer la fortune, elle encadre strictement la manière dont il est possible de le faire.
Publié le

Par Nicolas Vergnet, Professeur de droit public à Aix-Marseille Université
La Constitution empêche-t-elle de taxer les (ultra) riches ?
Non. Dès l’instauration de l’impôt sur les grandes fortunes (l’IGF) au début des années 1980, le Conseil constitutionnel avait admis la possibilité, pour le législateur, de « frapper la capacité contributive que confère la détention d’un ensemble de biens », traduisant ainsi l’idée même qu’un impôt sur le patrimoine permet de mesurer la richesse par la valeur des actifs possédés.
Il s’agit là d’une logique consubstantielle à notre tradition fiscale.
La Révolution de 1789 a en effet balayé le système fiscal d’Ancien régime, largement fondé sur le statut, pour instaurer des contributions assises sur des signes objectifs de richesse (les contributions foncière, personnelle et mobilière, sur les portes et fenêtres ou encore la patente). La logique était alors déjà de fonder la participation à la recette commune sur des critères de fortune, visibles et vérifiables de tous – c’est du reste ce que proclame la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen en affirmant que la contribution commune est « également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ».
L’impôt sur les portes et fenêtres est illustratif à cet égard : un immeuble comportant de nombreuses ouvertures était perçu comme la démonstration d’une valeur patrimoniale accrue (les portes cochères étant même surtaxées) – des techniques d’optimisation consistant à condamner des ouvertures ou à peindre de fausses fenêtres en trompe-l’œil se sont d’ailleurs développées dès cette époque.
Quelles limites notre Constitution pose-t-elle à la taxation du patrimoine ?
D’abord, il découle du principe d’égalité que, si le Parlement a une large marge de manœuvre pour définir qui paie quoi et combien, les critères qu’il choisit pour ce faire doivent rester cohérents avec l’objectif poursuivi. S’agissant d’une mise à contribution des grandes fortunes, cela se traduit par l’instauration de limites telles qu’un seuil d’entrée suffisamment élevé, des allègements pour la résidence principale ou encore un régime spécifique pour les biens professionnels, historiquement protégés pour ne pas brider l’activité.
Ensuite, et surtout, la Déclaration de 1789 exige (nous l’avons mentionné) que l’impôt respecte les « facultés » des contribuables. Or, lors de l’instauration de l’IGF, les membres du Conseil avaient opéré une distinction fondamentale entre deux sortes d’impôts frappant le capital : la première, dite impôt « sur le capital » cherche « à atteindre les revenus tirés du capital » tandis que la seconde, dite impôt « en capital », « tend, par ses taux, à liquider progressivement le capital ». Distinction fondamentale car seul un impôt cherchant à atteindre « la faculté contributive du revenu du capital et non pas à liquider ce capital » semble conforme au respect des facultés contributives. C’est cette même logique qui a conduit le Conseil, lors de la révision du barème de l’ISF en 2012, à imposer un plafonnement du niveau de cet impôt en fonction des revenus du foyer fiscal, indépendamment de la valeur du patrimoine.
A cet égard, il est important de remarquer que tous les revenus ne se valent pas. L’égalité devant les charges publiques s’apprécie en effet au regard de ceux qui sont effectivement disponibles : seules des liquidités réellement mobilisables permettent d’apprécier si une charge est excessive ou confiscatoire. Dans le cas inverse, l’impôt deviendrait alors un impôt « en capital » contraignant précisément le contribuable à liquider ses biens pour pouvoir s’en acquitter.
La « taxe Zucman » franchit-elle ces lignes rouges ?
Implicitement mais nécessairement, la « taxe Zucman » telle qu’elle est actuellement envisagée traduit l’idée qu’un patrimoine ayant une grande valeur confère nécessairement de fortes facultés contributives.
Cela revient à assimiler systématiquement des plus-values potentielles ou des bénéfices non distribués à un revenu déjà encaissé. Un prélèvement de 2% ad valorem, sans plafonnement crédible, risque probablement de dépasser le rendement courant de nombreux actifs. On forcerait alors, mécaniquement, les personnes concernées à vendre pour payer, glissant dangereusement vers l’impôt « en capital » que le Conseil cherche précisément à prohiber en rappelant qu’un impôt patrimonial doit être « normalement acquitté sur les revenus ».
En outre, l’outil de travail n’étant pas un actif comme un autre, le Conseil admet de longue date des atténuations/exonérations pour ne pas freiner l’activité et l’emploi. Or, les actions d’une entreprise familiale florissante dans laquelle le contribuable exerce des fonctions correspond justement à ce type d’actifs. Taxer indistinctement de tels biens au seul motif de la valeur qu’ils représentent pour leur détenteur accroîtrait le risque d’effets de bord particulièrement néfastes.
L’on sera bien entendu tentés d’arguer que, précisément, les plus fortunés peuvent aisément se jouer de ces grands principes en choisissant sciemment de ne pas percevoir de revenus, laissant leurs liquidités dans des holdings personnelles mises en place à cette seule fin. Mais là encore, il nous semble qu’instaurer une taxe aveugle à la structure du patrimoine n’a rien de salvateur. Le droit n’est en effet pas naïf face à de telles pratiques. L’abus de droit permet déjà à l’administration fiscale de ne pas tenir compte de montages ayant une visée exclusivement ou principalement fiscale. En d’autres termes, une holding n’ayant aucune utilité économique ou patrimoniale ne génère en principe aucun gain en matière d’imposition.
La Constitution ne dit donc pas « non » à la taxation des grandes fortunes : elle exige simplement que cela se fasse par l’intermédiaire de prélèvements objectifs, proportionnés aux revenus disponibles, et tenant compte de situations particulières de faible liquidité ou d’actifs s’intégrant dans l’outil de travail. Ponctionner une richesse strictement théorique, chaque année, et à un taux uniforme présente donc de sérieux risques juridiques…Mais peut être que ce que certains perçoivent comme « le sens de l’histoire » aura raison d’une jurisprudence bien établie.