La France aura-t-elle un budget en 2026 ?
Les députés ont rejeté à l’unanimité moins une voix la première partie de la loi de finances, consacrée aux recettes de l’État, le 22 novembre dernier. C’est donc sur le projet initial du gouvernement que le Sénat sera appelé à débattre dans les prochains jours, tant sur la partie « recettes » du Budget qu’ensuite, en cas d’adoption, sur la partie « dépenses ». Alors que le Premier ministre a réaffirmé sa volonté de laisser place à la discussion parlementaire, quelles sont aujourd’hui les hypothèses qui se présentent à lui pour faire en sorte que la France dispose d’un budget en 2026 ?
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Par Martin Collet, Professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas et expert du Club des juristes.
L’hypothèse de l’adoption d’une loi de finances avant la fin de l’année 2025 est-elle encore crédible ?
Cette perspective n’apparait pas – loin s’en faut – comme la plus probable. Les groupes politiques majoritaires au Sénat ont fait savoir qu’ils n’entendaient surtout pas s’approprier les amendements adoptés par l’Assemblée nationale, et en particulier ceux votés grâce aux voix de la gauche. Ainsi, à supposer que le Sénat s’entende sur un projet, dans son volet « recettes » comme dans son volet « dépenses », il est vraisemblable que l’Assemblée, saisie en deuxième lecture, le rejettera.
Conformément aux dispositions de l’article 45 de la Constitution, le Premier ministre aura alors la possibilité de provoquer la réunion d’une commission mixte paritaire (CMP), réunissant sept députés et sept sénateurs, afin que celle-ci propose un texte commun, ensuite soumis pour approbation aux deux Assemblées.
Mais, à nouveau, si les chances que la CMP parvienne à un accord ne sont pas négligeables (sa composition accordant, de fait, une place éminente aux proches de l’actuel bloc central), on voit mal comment les deux chambres pourraient, ensuite, s’accorder sur le texte en question – sachant notamment que ce texte ne peut être amendé qu’avec l’accord du gouvernement.
Une nouvelle « navette » reprendrait alors entre les deux assemblées et le dernier mot reviendrait à l’Assemblée nationale, saisie soit du texte élaboré par la commission mixte, soit du dernier « texte voté par elle ».
On le comprend : indépendamment même des difficultés tenant à la brièveté des délais de discussion, l’adoption d’une loi de finances en bonne et due forme ne peut se faire sans un vote majoritaire de l’Assemblée… à moins que le gouvernement décide d’engager devant elle sa responsabilité sur le fondement de l’article 49-3 de la Constitution, en pariant sur le fait qu’une motion de censure, déposée dans la foulée, ne recueillerait pas de majorité. Mais cette option reste, à l’heure actuelle, fermement rejetée par le Premier ministre.
Une éventuelle « loi spéciale » permettrait-elle de sortir de cette crise ?
Pas vraiment. On se souvient que le Gouvernement peut soumettre à l’Assemblée, avant le 19 décembre, un projet de « loi spéciale » l’autorisant à percevoir les impôts et à recourir à l’emprunt, et ce jusqu’au vote d’une loi de finances en bonne et due forme. Cette procédure, prévue par les articles 47 de la Constitution et 45 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) de 2001, a été mise en œuvre pour la première fois en décembre 2024, avec l’adoption par l’Assemblée d’un tel « projet de loi spéciale visant à assurer la continuité de la vie nationale et le fonctionnement régulier des services publics » (avant que la loi de finances pour 2025 soit adoptée en février 2025). Parallèlement à cette « loi spéciale », le Gouvernement prend des décrets « ouvrant les crédits applicables aux seuls services votés », afin que l’administration soit autorisée à engager les dépenses nécessaires au fonctionnement de l’État, dans les limites prévues par le budget précédent.
Cette procédure conduit, finalement, à reproduire – dans un premier temps au moins – les dispositions de l’année précédente, ce qui interdit à la fois de revoir les dispositions relatives aux recettes (et donc, notamment, de revaloriser le barème de l’impôt sur le revenu en fonction de l’inflation), mais aussi celles relatives aux dépenses (au mépris des engagements du gouvernement d’augmenter immédiatement les crédits de certains ministères, à commencer par le ministère des Armées).
Si l’adoption d’une telle « loi spéciale » ne devrait guère susciter de difficulté, le plus dur resterait encore à faire, une fois cette rustine posée. Tout comme en 2025, les parlementaires devraient finalement trouver un accord sur les recettes comme sur les dépenses, idéalement dès les premières semaines de 2026. C’est sans doute pour créer les conditions d’un tel accord que le Premier ministre a annoncé le 24 novembre 2025 sa volonté de soumettre à la discussion parlementaire, dans les prochaines semaines, plusieurs questions stratégiques qui, sans se traduire par un vote contraignant, pourraient permettre de cadrer les termes d’un débat budgétaire ultérieur.
Le recours aux ordonnances est-il alors la solution la plus probable ?
Jamais, sous la Ve République, le Budget de l’État n’a été adopté sous cette forme. L’hypothèse est pourtant bel et bien prévue par le texte même de l’article 47 de la Constitution qui dispose que si le Parlement « ne s’est pas prononcé dans un délai de soixante-dix jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance », c’est-à-dire à la faveur d’un texte du gouvernement. Toutefois, la signification exacte de ce texte n’est pas évidente.
S’il ne fait pas de doute que le recours à l’ordonnance s’imposerait en cas de « navettes » ininterrompues et non conclusives pendant plus de 70 jours (et en l’absence de « loi spéciale »), la question se pose de savoir si un vote négatif du Parlement sur le projet de budget pourrait être assimilé à une situation où celui-ci ne se serait pas « prononcé », permettant donc le recours aux ordonnances : autrement dit, il s’agirait de considérer qu’un tel recours est possible si le Parlement « ne s’est pas prononcé favorablement » dans le délai fixé par la Constitution.
Concrètement, ce serait donc le cas si, au terme du processus parlementaire, l’Assemblée nationale se prononçait une nouvelle fois contre la première partie du texte ou contre l’ensemble du projet – sans qu’un projet de loi spéciale ait pu être déposé ou adopté.
On peut faire le pari que les juges compétents (le Conseil d’État, saisi en premier et dernier ressort, ainsi que le Conseil constitutionnel auquel serait renvoyé de probables questions prioritaires de constitutionnalité) confirmeraient une telle lecture de l’article 47, permettant l’adoption d’une ordonnance après un vote parlementaire défavorable sur le projet de budget et en l’absence de « loi spéciale » : ce serait alors le seul moyen d’éviter un « shutdown » généralisé.
Dans cette hypothèse d’un recours aux ordonnances, le contenu même du texte susceptible d’être adopté par cette voie prête également à interrogation. La lettre de la Constitution indique clairement que seules « les dispositions du projet » du gouvernement peuvent être ainsi être reprises par voie d’ordonnance. Autrement dit, la Constitution semble interdire au gouvernement d’intégrer à son texte le moindre amendement adopté lors de la discussion parlementaire. Pourtant, si le gouvernement décidait de passer outre cette exigence afin de donner des gages à tel ou tel, on ne peut affirmer que les juges ne privilégieraient pas une lecture accommodante de la Constitution, pour ne pas ajouter encore à la crise politique.
Finalement, l’option « ordonnance » apparaît comme l’arme ultime du gouvernement, mais aussi comme la plus dangereuse : outre les incertitudes tenant à son régime juridique, son usage conduirait à refuser au Parlement la possibilité de donner – ou non – son consentement à la perception des impôts, comme l’exige pourtant la Déclaration de 1789 : cette entorse à un principe essentiel ne pourrait que susciter de forts remous politiques et conduire, très probablement, au dépôt d’une motion de censure. Le pays y gagnerait un budget mais y perdrait sans doute son gouvernement.