Concurrence déloyale : le commerce français lance une action judiciaire d’une ampleur inédite contre Shein
Douze fédérations et une centaine d’enseignes attaquent Shein en justice pour demander réparation des préjudices subis par les acteurs du commerce français. Une première qui vient s’ajouter aux autres procédures engagées contre le géant chinois en France qui, en 2025, reçoit quotidiennement 5 millions de visiteurs…
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Par Marie Malaurie-Vignal, Professeur agrégée à l’Université de Paris Saclay (UVSQ).
Quels sont les reproches adressés à Shein au titre de l’action en concurrence déloyale ?
Il est reproché à la plateforme chinoise Shein d’avoir adopté un modèle qui repose sur le non-respect des réglementations applicables à tous les acteurs implantés en France. Selon un communiqué du Conseil de commerce de France, ces pratiques massives mettent en danger la sécurité des consommateurs, fragilisent les entreprises, détruisent des emplois, et menacent la vitalité des territoires.
En conséquence, les principales fédérations professionnelles du commerce et de l’industrie ainsi qu’une centaine de marques ont poursuivi la plateforme devant le Tribunal de commerce d’Aix en Provence pour concurrence déloyale afin de demander réparation des préjudices subis. La première audience aura lieu le12 janvier 2026.
Plus précisément, il est reproché à Shein de ne pas respecter le RGPD, la plateforme ayant été sanctionnée par la CNIL, le 1er sept. 2025, à une amende de 150 millions d’euros à la Cnil. Il est aussi reproché des pratiques commerciales trompeuses – en juillet 2025, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a infligé à la société ISEL qui exploite la plateforme Shein une amende de 40 millions d’euros pour avoir trompé les consommateurs sur la réalité des réductions de prix accordées et sur la portée des engagements concernant les allégations environnementales. Il est également reproché à Shein des manquements aux obligations de conformité et de sécurité des produits. Plus récemment, la découverte d’objets pédopornographiques ou encore d’armes de catégorie A sur la plateforme a révélé la gravité et l’ampleur des pratiques illicites de Shein.
Que penser de cette action en concurrence déloyale ?
Selon une jurisprudence constante, constitue un acte de concurrence déloyale le non-respect d’une réglementation dans l’exercice d’une activité commerciale, qui induit nécessairement un avantage concurrentiel indu pour son auteur (ex. : Cass. com., 17 mars 2021, n° 19-10.414). Même la Cour de justice a récemment jugé que les dispositions du RGPD « ne s’opposent pas à une réglementation nationale qui, parallèlement aux pouvoirs d’intervention des autorités de contrôle chargées de surveiller et de faire appliquer ce règlement (…), confère aux concurrents de l’auteur présumé d’une atteinte à la protection des données à caractère personnel la qualité pour agir contre celui-ci » ( CJUE, gde ch., 4 oct. 2024, aff. C-21/23). Les concurrents peuvent donc exercer une action en concurrence déloyale contre une entreprise ayant enfreint le RGPD ou le droit des pratiques commerciales déloyales en trompant les consommateurs. Le non-respect des règles de sécurité imposées par le Régl.(UE) 2023/988 pour les produits fabriqués par Shein confère également un avantage concurrentiel, susceptible d’être appréhendé au titre de la concurrence déloyale.
Plus problématique serait le reproche fait à Shein de violer les droits de propriété intellectuelle. Car il est probable que Shein se retranchera derrière le statut très favorable d’hébergeur conféré par la directive 2000/31/CE sur le commerce électronique et le Digital Services Act ( Règl.(UE) 2022/2065, ci-après DSA) afin d’échapper à toute responsabilité. Pour autant, comme d’autres places de marché (ex. Amazon), Shein est une place de marché hybride qui vend des produits tiers mais aussi des produits Shein. A l’égard de ces produits Shein, les règles relatives à la contrefaçon peuvent être opposées à la plateforme. Mais l’action en concurrence déloyale ne pourra alors se fonder que sur des faits distincts de la contrefaçon. On signalera aussi que selon une jurisprudence constante, une personne ou une société qui s’estime victime de contrefaçon ne peut pas librement annoncer publiquement l’introduction de son action, notamment si l’affaire n’a pas encore été jugée (ex. : Cass.com. 15 oct. 2025, n° 24-11.150.
Quant à la vente d’objets illicites comme des poupées à caractère sexuel ou encore des armes de catégorie A, la question ne relève pas de l’action en concurrence déloyale mais d’autres actions.
D’autres contentieux sont-ils envisageables ?
Plusieurs procédures ont été initiées. Une procédure judiciaire a été introduite le 5 novembre 2025 par le ministre de l’Intérieur sur le fondement de l’art.6-3 de loi sur la confiance dans l’économie numérique (LCEN) du 21 juin 2004 qui permet au président du tribunal judiciaire, statuant selon la procédure accélérée au fond, de prescrire toutes les mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne. L’audience devant le Tribunal judiciaire de Paris a été fixée au 26 novembre. Si la demande est accueillie, les fournisseurs d’accès à Internet (Bouygues Telecom, Free, Orange et SFR) peuvent devoir bloquer l’accès à la plateforme Shein. La mesure ordonnée a pour objet de faire cesser un trouble grave à l’ordre public ou à la sécurité publique (en cas par exemple de vente de poupées à caractère sexuel ou d’armes de catégorie A ) et prend fin dès que la plateforme apporte la preuve de sa mise en conformité.
Une autre procédure, administrative (qui peut être conduite indépendamment d’une action judiciaire fondée sur la LCEN) avait été envisagée par la DGCCRF. Cette procédure administrative peut donner lieu à une injonction de mise en conformité (C.consom.art L. 521-1) et éventuellement une injonction numérique (C.consom.art.L. 521-3-1). Cette action a été finalement abandonnée. Une telle procédure administrative ayant donné lieu à un déréférencement temporaire du site avait, naguère, été diligentée à l’encontre du site américain Wish (TA Paris, ord.référé,17 déc. 2021, n° 2125366/2).
Par ailleurs, une enquête judiciaire pour infractions pénales à caractère pédopornographique et diffusion de contenus illicites est en cours.
De son côté, la Commission européenne a initié en février 2025 une enquête coordonnée au niveau européen dans le cadre du DSA, Shein étant considérée comme une très grande plateforme en ligne soumise à des obligations renforcées notamment en matière de gestion des risques systémiques, de modération des contenus et de traçabilité des vendeurs tiers. En vertu du DSA, la surveillance des très grandes plateformes appartient exclusivement à la Commission et non aux autorités nationales. Pour autant, les autorités nationales de protection des consommateurs (en France, la DGCCRF) peuvent engager des procédures contre les plateformes, fussent-elles de très grandes plateformes, en invoquant par exemple des manquements à la sécurité générale des produits en se fondant sur le Règlement européen 2023/988. Ces procédures nationales se poursuivent sans préjudice de l’action coordonnée au niveau européen. Ainsi, la DGCCRF a-t-elle fait procéder en septembre 2025 au retrait de 12 produits dangereux des plateformes AliExpress, Cdiscount, Ebay et Amazon et en octobre 2025, ce furent 28 autres produits retirés de Shein, Temu, Amazon et Cdiscount.
Par ailleurs, l’Arcom, régulateur des contenus numériques, a été également saisie pour des contenus pédopornographiques.
Et enfin, l’ouverture en centre-ville de points de vente physique Shein dans les magasins BHV pourrait aussi nourrir des contentieux car l’ouverture de ces points de vente pourrait être considérée comme contraires aux engagements contractuels souscrits par le BHV, si, par exemple, les contrats de distribution comportaient une clause d’environnement de marques. Elle pourrait être aussi contraire aux engagements éthiques du BHV car ces articles vendus si peu chers (une robe à 10 euros par exemple) sont fabriqués dans des conditions indignes et sont des horreurs écologiques.
Les contentieux contre Shein et autres plateformes vont donc se multiplier (v. notre éditorial, Le combat de David contre Goliath : la lutte contre les contenus illicites vendus sur une place de marché à travers l’exemple de Shein, LexisNexis, Contrats conc. consom. déc.2025, à paraître).