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Menaces nucléaires de V. Poutine : un droit international existant mais qui n’est pas tout puissant

Par Nicolas Haupais – Professeur de droit public à l’Université d’Orléans

Le 21 septembre, dans un message, à la fois très attendu et très craint, à la nation russe (et au monde entier), Vladimir Poutine a fait trois grandes annonces. La première concerne le renforcement d’un dispositif militaire déjà dûrement éprouvé par près de 6 mois de guerre, qui se traduira par la mobilisation de 300 000 hommes. La deuxième concerne le soutien de la Russie à l’organisation, dans les républiques de l’Est, de référendums demandant leur rattachement à la première. La troisième, d’ailleurs étroitement liée aux deux autres, est un rappel, qui ne peut manquer de faire froid dans le dos, de la détermination de la Russie à utiliser tous les moyens dont elle dispose pour protéger ses intérêts fondamentaux et l’intégrité de son territoire : « En cas de menace à l’intégrité territoriale de notre pays, il va de soi que nous utiliserons tous les moyens à notre disposition pour défendre la Russie et notre peuple. Ce n’est pas du bluff ». Beaucoup d’observateurs interprètent, sans doute à raison, cela comme une menace nucléaire, d’ailleurs agitée, dès 2014, par le Président russe et ses soutiens.

Comment le droit international encadre-t-il le recours à la force nucléaire et quelles conditions de recours prévoit-il?  

Le droit n’est pas muet, loin s’en faut, sur les questions nucléaires. Mais il n’est pas tout. Et il n’est pas certain, dans le contexte actuel, qu’il soit l’essentiel. Plus précisément, pour comprendre un peu lucidement la situation, il faut avoir en tête que le droit international est profondément différent du droit interne. Les Etats ne vivent pas dans le même monde et créent une réalité juridique à partir de laquelle ils justifient leurs actions ou condamnent celles des autres. C’est à l’aune de cette donnée essentielle que l’on peut évaluer la situation actuelle.

Les questions qui se posent sont de diverse nature. La première qui vient spontanément à l’esprit est celle de déterminer dans quelle mesure un recours à l’arme nucléaire est licite d’après le droit international (on réserve la question de l’appréhension de cette question du côté russe pour le moment). La réponse est marquée par une double incertitude. La première renvoie à la définition même des conditions d’un emploi licite de l’arme nucléaire. Dans un avis du 8 juillet 1996, la Cour internationale de justice a refusé de répondre de manière explicite. Elle a en effet mis en balance tous les éléments tirés du droit international humanitaire, en particulier la distinction entre civils et combattants –et qui rendent très problématique l’emploi d’une arme qui parait non discriminante- et le droit qu’a tout Etat d’exercer la légitime défense, rappelé dans la Charte des Nations unies à l’article 51, quand il est victime d’une agression.

Plus précisément, la Cour, quoique de manière fort sibylline, semble identifier une hypothèse licite de l’arme nucléaire, qui aurait lieu dans une situation extrême de légitime défense dans laquelle la survie même de l’Etat est en jeu. Un emploi licite parait improbable ou en tout cas nécessite une situation tout-à-fait exceptionnelle. Mais il n’est pas exclu.

La seconde incertitude renvoie à la question de la contextualité de l’emploi d’une arme. Sur quelle cible une munition nucléaire serait-elle projetée ? Pour quel but militaire ? Quelle atteinte aux populations civiles et aux biens de caractère civil son utilisation provoquerait-elle ? Ces questions sont essentielles quand il s’agit de qualifier des violations du droit international humanitaire. La menace nucléaire que fait planer la Russie est extrêmement vague, à dessein, et laisse de grandes incertitudes sur les armes qui seraient mobilisées, leurs conditions d’emploi et les cibles visées. Or, le juriste ne peut in fine traiter que de cas concrets. Faute, et tant mieux, d’en avoir sous la main, il est contraint de se réfugier dans de simples conjectures.

Quelles pourraient être alors les sanctions qu’un dirigeant et ses subordonnés pourraient encourir pour avoir déclenché des frappes nucléaires ne respectant pas les prescriptions juridiques qui l’encadrent ?

Plusieurs qualifications peuvent être envisagées, en particulier au regard du Statut de Rome du 17 juillet 1998 qui crée la Cour pénale internationale. L’utilisation d’une arme nucléaire pourrait évidemment être constitutive de crimes de guerre, voire même d’un crime contre l’humanité, dès lors qu’elle serait constitutive d’une politique d’attaques systématiques contre la population civile, d’un crime de génocide, s’il s’agissait « de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial
ou religieux
 ». Elle pourrait renvoyer à la constitution d’un crime d’agression, mais il apparait clair que ce crime est déjà constitué, en tout cas pour les actes commis sur le territoire ukrainien (voir Article sur notre Blog ici, ici et ici). Là encore, c’est à la fois le contexte et l’intention des auteurs de l’acte qui détermineront la ou les qualifications susceptibles d’être retenues.

Mais c’est là que pointe une autre question. Qu’une responsabilité pénale puisse être intellectuellement envisagée au regard de qualifications existantes n’implique pas qu’elle puisse l’être concrètement et réellement. A ce titre, le droit est fortement dépendant de considérations politiques, des jeux de puissance et des questions de perception que l’on a rapidement évoquées. Bref, la mise en jeu réelle et concrète, et pas seulement la poursuite d’une procédure vouée à l’échec, d’une responsabilité pénale renvoie à l’ensemble des incertitudes qui pèsent sur l’ordre juridique international.

Possible sur le papier, dès lors que les frappes auraient lieu, par exemple, sur le territoire d’un Etat partie au Statut de Rome ou ayant accepté sa juridiction (c’est le cas de l’Ukraine), la saisine de la Cour pénale internationale, pour n’évoquer qu’elle, impliquerait que les personnes identifiées comme ayant pu participer aux agissements criminels seraient « accessibles » et susceptibles d’être livrées à la justice internationale. Cela suppose des conditions géopolitiques, une configuration politique, en particulier en Russie, qui ne sont pas encore en place. Dans le passé, la possibilité que des tribunaux puissent connaitre de crimes commis à un niveau aussi élevé a systématiquement supposé l’effondrement d’un régime ou une défaite militaire majeure. Cela amène à une remarque plus globale, liée à la question, très classique et perturbante pour le juriste, des rapports entre force et droit, question exacerbée dans le domaine du nucléaire militaire.

Quel crédit accorder à la rhétorique nucléaire utilisée par V. Poutine, dans le cadre notamment des référendums qui se sont terminés mardi dernier ?

Il convient de s’interroger sur la perception de la réalité du côté russe puisque c’est cette partie qui manie, et pour l’instant seule, la rhétorique nucléaire. Et dans ce cadre, le rattachement possible des provinces de l’est de l’Ukraine à son territoire va profondément changer l’appréhension des conditions dans lesquelles l’arme nucléaire pourrait être employée (et dans les mêmes proportions que ce qui s’est passé lors de l’annexion de la Crimée). Il s’agit d’évoquer ce qui nous apparait la seule véritable hypothèse de l’emploi d’une arme nucléaire, quelle qu’elle soit, vaguement cohérente avec la doctrine et pouvant correspondre à une rationnalité politique. La déclaration du 21 septembre traduit un aveu de faiblesse de la part de la Russie, liée à une volonté de consolider des gains territoriaux sérieusement menacés par la progression/résistance ukrainienne.

En d’autres termes, l’arme nucléaire correspond ici à l’adoption d’une posture défensive, et subsidiairement à la garantie d’un régime aux abois. Dans un document du 2 juin 2020, le Président V. Poutine a défini la doctrine d’emploi de l’arme nucléaire. Parmi les motifs qui justifieraient l’utilisation de l’arme, figure l’atteinte à l’intégrité du territoire russe et plus précisément « une agression conduite contre la Russie avec des armes conventionnelles de nature à remettre en question l’existence même de l’État ». Combinée à la considération que les territoires de l’est sont bel et bien russes à l’issue des référendums qui y ont été menés, cette doctrine signifie que l’annexion fait rentrer une éventuelle utilisation de l’arme par la Russie dans les cas où elle pourrait licitement le faire, de son propre point de vue. Cela ne signifie pas, évidemment, qu’elle aurait lieu, et elle est, à court terme, hautement improbable. Mais que se passerait-il si les gains territoriaux de l’Ukraine se poursuivaient ?

Se noue donc une situation particulièrement dangereuse dans le cas ukrainien. Ce n’est évidemment pas la première fois que tel est le cas, mais la combinaison de plusieurs éléments particuliers aboutissent à donner un tour dramatique à la présente situation : conflit de haute intensité dans la zone euro-atlantique, implication directe d’une puissance nucléaire majeure, soutien de l’agressé par des Etats eux-mêmes nucléarisés, solidaires militairement à raison de l’article 5 du Traité de Washington qui institue l’OTAN, extension de facto d’une bonne partie de cette garantie à un Etat non-membre de l’Alliance.

Le choc des perceptions juridiques est extrême. Les Etats occidentaux envisagent leur soutien comme une assistance, évidemment permise par le droit international, à un Etat agressé et victime d’annexion de portions considérables de son territoire. La Russie intervient dans le cadre d’une « opération spéciale » destinée, officiellement, à protéger des populations menacées et, désormais, son propre territoire. La nécessité d’un règlement politique se fait sentir de manière urgente mais les négociations sont au point mort. Face au fracas des armes et à la menace nucléaire, se pose donc la question de déterminer si les menaces nucléaires sont crédibles et ne relèvent pas du bluff. C’est la position d’un certain nombre de dirigeants occidentaux et ukrainiens. Elle est solidement étayée, en tout cas à court terme. Mais ne sous-estimons pas le danger d’une situation dans laquelle une partie joue au poker et l’autre aux échecs…

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