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Pas de liberté d’expression pour les ennemis de la liberté d’expression

La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est le premier monument législatif par lequel la Troisième République entreprit la mise en œuvre concrète des principes de la Révolution française. Cette liberté n’est pas sans limites puisque le chapitre IV de la loi contient une liste de dispositions pénales énumérant « les crimes et délits commis par voie de presse ou par tout autre moyen de communication »; mais le chapitre V, intitulé « Des poursuites et de la répression » établit des règles procédurales agencées afin d’embarrasser l’exercice des poursuites et favoriser les nullités de procédure: formes méticuleuses encadrant la citation (art. 50 et 53), bref délai pour opposer l’exception de vérité (art. 55), courte prescription de trois mois des actions publique et civile (art. 65). Il faut toutefois rendre à Louis XVIII ce qui est à lui car l’on trouvait déjà de semblables règles dans la loi du 26 mai 1819, que le décret du 17 février 1852 avait rapidement abrogées après le coup d’Etat.

Chaque fois que ces moyens de chicane ou ces « astuces », comme le disait un magistrat qui n’aimait pas les journalistes (P. Mimin, « L’offense à la justice, délit de presse » Rev. pol. et parl., 1959, p. 226), ont paru une entrave excessive à la répression de certaines infractions, le législateur leur a ôté leur caractère de délit de presse pour les intégrer au droit pénal commun: propagande anarchiste (Loi du 28 juillet 1894, abrogée par la loi n° 92-1336 du 16 décembre 1992, dite d’adaptation au nouveau Code pénal), outrage aux bonnes mœurs (Décret-Loi du 29 juillet 1939 et Loi 57-309 du 15 mars 1957 modifiant les art. 283 à 290 de l’ancien Code pénal, métamorphosés dans les art. 227-23 et 227-24 du nouveau code relatifs aux images violentes et pornographiques), discrédit jeté sur les décisions de justice et commentaires constituant des pressions sur la marche de la justice (Ordonnance n° 58-1298 du 23 décembre 1958, art. 226 et 227 de l’ancien Code pénal, devenus respectivement les art. 434-25 et 434-16 du nouveau Code). Les provocations publiques à des crimes et délits, suivies ou non d’effet, sont des délits de presse (art. 23 et 24 de la loi de 1881), mais quand le provocateur invite à certaines infractions, le droit pénal commun, ancien ou nouveau, n’a pas abandonné son empire (provocation au faux témoignage: art. 434-15 C. pén.; à la trahison ou à l’espionnage: art. 411-11 C. pén.: à la désobéissance des militaires art. 413-3 C. pén.; à la désertion, C. just. mil., art. L 321-18; et même au suicide bien que ce ne soit pas une infraction: art. 223-13 et 223-24 C. pén.).

La loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme peut donc revendiquer une tradition bien établie quand, extrayant de la loi de 1881, la provocation au terrorisme et son apologie, elle les installe dans un nouvel article 421-2-5 du Code pénal ainsi rédigé:

« Le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publiquement l’apologie de ces actes est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75.000 euros d’amende.

Les peines sont portées à sept ans d’emprisonnement et à 100.000 euros d’amende lorsque les faits ont été commis en utilisant un service de communication au public en ligne.

Lorsque les faits sont commis par la voie de la presse écrite ou audiovisuelle ou de la communication au public en ligne, les dispositions particulières des lois qui régissent ces matières sont applicables en ce qui concerne la détermination des personnes responsables.« 

Ainsi, non seulement le nouveau délit échappe à la loi du 1881, mais, par un bond supplémentaire, il prend place parmi les « actes de terrorisme » avec cette conséquence redoutable que sa recherche, sa constatation et sa répression suivent les règles très rigoureuses tracées par le Code de procédure pénale pour la procédure applicable à ces crimes et délits: surveillance, infiltration, interruption de communication, sonorisation, captation de données informatiques, participation des policiers, cachés sous un pseudonyme, aux échanges litigieux, compétence de juridictions spécialisées. Mais les personnes soupçonnées du délit de l’article 421-2-5 échappent à la garde à vue de quatre-vingt-seize heures et aux perquisitions nocturnes (art. 706-24-1 C. proc. pén.). Le dernier alinéa du texte, qui fait référence à la désignation des responsables selon les règles des lois sur la presse et la communication, n’est pas une faveur, car il permet la répression de nombreuses personnes (directeurs de publication, auteurs, imprimeurs, producteurs: art. 42 et 43 de la loi du 29 juillet 1881 et art. 93-3 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle); mais il a une conséquence indirecte favorable aux personnes morales qui échappent tout à fait à la responsabilité encourue à raison du nouveau délit: c’est une conséquence, peut-être inattendue, de l’article 43-1 de la loi du 29 juillet 1881 qui dispose que « Les dispositions de l’article 121-2 du Code pénal [celui qui institue la responsabilité des personnes morales] ne sont pas applicables aux infractions pour lesquelles les dispositions des articles 42 ou 43 de la présente loi sont applicables ». (La même règle est écrite dans l’article 93-4 de la loi du 29 juillet 1982 précitée.)

Il n’en reste pas moins que la loi précitée du 28 juillet 1894 connaît un nouvel avatar, après une éclipse de vingt-deux ans, à ceci près que les terroristes ont remplacé les anarchistes: mais les uns et les autres ont les mêmes méthodes et inspirent le même effroi.

Dans son discours prononcé le 27 janvier 2015 au Mémorial de la Shoah, le président de la République a annoncé qu’il allait faire sortir « la répression de la parole raciste et antisémite du droit de la presse, pour l’intégrer au droit pénal général ». Il visait par là le négationnisme (art. 24 bis de la loi de 1881) et la « provocation à la haine raciale » ou à des haines inspirées par d’autres motifs tels que « le sexe, l’orientation sexuelle ou le handicap » (art. 24 de la même loi). L’existence de tels textes est le signe d’une société divisée dont les gouvernants redoutent la violence que cette division peut engendrer. Le délit de provocation à la discrimination et à la haine raciales ne remonte qu’à la loi du 1er juillet 1972, mais on en trouve un lointain antécédent dans la répression de l’excitation au mépris et à la haine des citoyens les uns contre les autres, que prévoyaient la loi du 25 mars 1822 et le décret du 11 août 1848: en ces temps-là, les détestations réciproques animaient les ultras et ceux qu’on appelait encore, sous la Restauration, les jacobins, puis, sous la Deuxième République, les royalistes et les républicains. La loi du 29 juillet 1881, dans un optimiste républicain, avait cru pouvoir les abroger.

C’était le début de la Belle Époque qui n’en connut pas moins de durs conflits idéologiques.

Jacques-Henri Robert

Professeur émérite de l'Université Paris II Panthéon-Assas
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