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Marion Delaigue

Intérêt(s), par Marion Delaigue

Une société « sans intérêt » sert-elle l’intérêt général ?

Si la suppression de l’ENA veut répondre à la critique d’un pouvoir aux mains d’une noblesse d’État coupée des Français, il parait paradoxal d’ériger des barrières infranchissables entre secteur privé et gestion des affaires publiques, comme si le service de l’intérêt général ne pouvait qu’être un sacerdoce exclusif et jaloux de toute influence extérieure.

Le mot « intérêt », devenu suspicieux, constitue le pilier de la transparence des institutions publiques : plus que leur efficacité, « la prévention des conflits d’intérêts constitue un enjeu essentiel pour conforter la confiance des citoyens dans les institutions » (Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique, novembre 2012).

« Constitue un conflit d’intérêts toute situation d’interférence entre un intérêt public ou privé qui est de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction » (loi n°2013-907 du 11 octobre 2013) : étendue, au-delà d’éventuels intérêts privés, à tout intérêt public éventuellement détenu par la personne concernée et s’appliquant à la seule apparence. Sans nécessaire vérification de la réalité ou de l’effectivité de l’intérêt retiré, la conception du conflit est extensive.

Elle se rapproche du délit de prise illégale d’intérêt visant « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou par une personne investie d’un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement » (L.432-12 code pénal).

Indéfinie, la notion « d’intérêt quelconque » a permis d’incriminer, « par le seul abus de la fonction », indépendamment de la recherche d’un gain ou d’un avantage personnel (Cass.crim, 30 octobre 2002, n°01-85.486), ou par le simple cumul d’élu et d’administrateur dans une association subventionnée, quand bien même l’association interviendrait elle-même dans le champ de l’intérêt général (Cass.crim, 22 octobre 2008, n°08-82.068) ou que la collectivité n’en ait supporté aucun préjudice (CA Aix-en-Provence, 14 juin 2011, 2011/225).

Ainsi, un élu local agissant en tant que mandataire au sein des organes de direction des entreprises locales n’est pas, légalement, considéré comme intéressé à l’affaire lorsque la collectivité délibère sur ses relations avec cette dernière (L. 1524-5, alinéa 11, du CGCT), il n’en est pas pour autant protégé de toute action pénale (Rapport annuel 2019 de la HATVP, p. 57).

Tel ancien président de Département se trouve poursuivi pour avoir approuvé des délibérations ayant trait à la société concessionnaire de l’autoroute traversant son département, dont il était par ailleurs administrateur. Faut-il considérer que cet élu, portant « la voix des territoires », n’aurait pas respecté la « charte de l’élu local », qui précise que « dans l’exercice de son mandat, l’élu local poursuit le seul intérêt général ; à l’exclusion de tout intérêt qui lui soit personnel, directement ou indirectement, ou de tout autre intérêt particulier » (L.1111-1-1 du CGCT).

Faut-il également déduire que la diversité des parcours et profils dans la fonction publique est compromise, lorsque le Président de la HATVP répète qu’«il est légitime que les citoyens soient convaincus que les décisions prises par les responsables publics soient motivées par le souci de défendre l’intérêt général, sans que la question de leur expérience dans le secteur privé […] ne puisse interférer » (Acteurs publics, 12 février 2021).

S’il est légitime que les citoyens soient convaincus que les fonctionnaires, représentants élus et ministres agissent dans l’intérêt général, il est permis de douter de l’absolue pertinence et de l’efficacité d’un intérêt général aussi éloigné d’une confrontation entre plusieurs intérêts faisant société.

Sans renoncer à la nécessaire transparence et éthique de la vie publique, il parait plus que nécessaire de circonscrire la définition juridique de l’intérêt prohibé : en lieu et place des associations de lutte contre la corruption ou des autorités de prévention et de contrôle, c’est au législateur d’agir, par exemple en substituant à l’« intérêt quelconque » un intérêt personnel incompatible avec l’intérêt général.

Par Marion Delaigue, Avocate associée – Latournerie Wolfrom Avocats, Partenaire du Club des juristes

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