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Ce que nous apprend la condamnation de Jérôme Kerviel

La cour d’appel de Paris, confirmant un jugement du tribunal correctionnel de la même ville, a condamné M. Jérôme Kerviel, le célèbre trader de la Société Générale et a prononcé contre lui des sanctions pénales et l’obligation, purement civile, de réparer le préjudice qu’il a causé à son employeur et que les juges ont évalué à 4.915.610.154 €. Le prévenu a formé un pourvoi en cassation que la chambre criminelle, par son arrêt du 19 mars 2014, vient d’accueillir partiellement en censurant cette condamnation civile.

L’énormité des dommages et intérêts n’est pas ce qui a fondé cette cassation, mais le principal argument de la défense du prévenu, à savoir la faute de la banque qui aurait pu éviter le dommage si elle avait exercé une meilleure surveillance sur ses traders. Mais cette censure laisse intacte la déclaration de culpabilité qui est le fondement à la fois des peines prononcées et du principe, sinon du montant, de l’obligation civile à réparation. En effet, si M. Kerviel avait réussi à démontrer son innocence, il aurait échappé non seulement aux peines qui lui ont été infligées, mais aussi à la condamnation à des dommages et intérêts.
Au pénal, donc, il a été déclaré coupable de trois délits : l’abus de confiance, l’introduction frauduleuse de données dans un systèmes de traitement informatisé et le faux en écriture.
L’abus de confiance est la faute qui paraît s’imposer avec le plus d’évidence, puisque le prévenu a appauvri son employeur. Installé dans le front office, un trader, conclut, pour le compte de son mandant, des conventions formées avec d’autres opérateurs sur le marché financier. M. Kerviel avait pour fonction de former des opérations à terme sous la condition que le total des sommes engagées par la Société Générale n’excède pas 125 millions d’euros. Or, il dépassa largement cette limite, deux fois jusqu’à 30 milliards en 2007 et jusqu’à 50 milliards dans les dix-huit premiers jours de 2008 et, de surcroît, il s’engageait dans des opérations de spéculation pure non couvertes. En novembre 2007, son audace avait été récompensée par un gain de 1,4 milliard mais, en janvier 2008, à cause de la crise financière, ses spéculations furent déjouées et provoquèrent une perte importante.

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On observe une intéressante variation dans le contenu de la prévention articulée contre lui : selon le juge d’instruction qui l’a renvoyé devant le tribunal correctionnel, il a détourné « des fonds et des valeurs… en utilisant les moyens remis par la banque »; or, le tribunal, la cour d’appel et la Cour de cassation l’ont déclaré coupable d’avoir détourné non pas des fonds, mais « les moyens techniques mis à sa disposition en les utilisant à d’autres fins que celles qui lui avaient été assignées », la cour d’appel ajoutant même qu’il ne s’était pas « approprié la chose confiée ». Le choix de cette qualification s’explique par le fait que, à la différence d’un comptable ou d’un trésorier, un trader ne manipule pas d’argent : ses contrats sont exécutés par le back office qui est supposé, avec un middle office, en vérifier la régularité. Cette assimilation de l’usage d’un bien en violation d’une obligation contractuelle avec le détournement caractéristique de l’abus de confiance était, il y a peu, considéré comme une erreur de droit, mais la Cour de cassation elle-même, le 16 octobre 2013, l’a adoptée dans une autre affaire. Elle aurait pu s’en servir à nouveau contre M. Kerviel, mais elle reprend, dans son motif de rejet du pourvoi, la formule du juge d’instruction et ne s’attache qu’à réfuter la défense de M. Kerviel qui soutenait que la Société générale avait consenti à ses pratiques en ne s’y opposant pas : en effet un propriétaire n’est pas victime d’un vol ou d’un abus de confiance s’il remet consciemment son bien au prétendu voleur ou indélicat. Mais la défense échoua, faute de preuve.

Pour dissimuler ses pratiques, M. Kerviel enregistrait sur son ordinateur des opérations fictives destinées à tromper le back office, puis les annulait avant qu’elles ne donnent lieu à confirmation, règlement ou contrôle. La cour d’appel en dénombra 589. Cette fois, la condamnation est conforme à l’article 323-3 du Code pénal et la peine encourue est de cinq ans d’emprisonnement, qui fut effectivement prononcée contre M. Kerviel, sauf le bénéfice du sursis à concurrence de deux ans. Cette peine est plus sévère que celle de trois ans qui réprime l’abus de confiance, mais les juges ne peuvent pas additionner entre elles les peines d’emprisonnement correspondant aux diverses infractions dont ils constatent l’existence. Toutefois, ils peuvent cumuler les peines complémentaires de natures différentes et c’est pourquoi, à raison de son abus de confiance, M. Kerviel fut aussi condamné à l’interdiction définitive d’exercer une activité professionnelle relative aux marchés financiers. On lui épargna toutefois la condamnation à l’amende, qui aurait été ridicule compte tenu du montant des dommages et intérêts.

M. Kerviel camouflait aussi ses agissements en s’adressant à lui-même de faux courriels sous l’en-tête de tierces personnes et ce délit, dénommé faux matériel, était parfaitement constitué.

Dans sa défense contre la demande de dommages et intérêts, le prévenu soutenait que la banque avait elle-même commis une faute de négligence en ne le surveillant pas mieux, ce que le tribunal et la cour d’appel n’ont pas contesté. L’argument a été très sérieusement examiné par les juges du tribunal et de la cour d’appel qui l’ont rejeté en s’inspirant d’une jurisprudence qu’ils croyaient très sûre et selon laquelle, quand le prévenu a commis une infraction intentionnelle, le droit à réparation de la victime n’est pas réduit au motif qu’elle a elle-même commis une imprudence dans la surveillance de ses intérêts : le voleur qui s’introduit dans une maison dont la porte n’est pas fermée doit réparer l’entier dommage qu’il a causé à l’insouciant. La diminution du montant des dommages et intérêts dus à la victime imprudente ne s’observe, selon la même jurisprudence, que quand l’infraction reprochée au prévenu est elle-même d’imprudence, comme il arrive si, au cours d’une battue, un chasseur maladroit en blesse un autre qui n’a pas respecté les consignes de sécurité arrêtées au début de l’opération.

La cassation prononcée au bénéfice de M. Kerviel écarte l’application de ce système et de ces distinctions quoiqu’elle constate le caractère intentionnel des infractions reprochées à ce prévenu et qu’elle qualifie de négligence la faute de la banque. Le motif de cassation est ainsi rédigé : « Attendu que lorsque plusieurs fautes ont concouru à la production du dommage, la responsabilité de leurs auteurs se trouve engagée dans une mesure dont l’appréciation appartient souverainement aux juges du fond ». Le communiqué de la Cour, qui accompagne la publication de l’arrêt, se réfère à une décision de sa chambre mixte (composée de conseillers de la chambre criminelle et de chambres civiles) du 28 janvier 1972 (JCP 1972, II, 17050) dans laquelle on trouve en effet cette formule, mais qui était rendue dans un cas où l’infraction dont le prévenu s’était rendu coupable était un délit d’imprudence et non, comme en l’espèce, un délit intentionnel. L’arrêt du 19 mars 2014 constitue donc un revirement de jurisprudence.

Mais la Cour de cassation n’a pas compétence pour calculer la proportion du dommage qui restera à la charge de la Société Générale, cette tâche relevant de la cour d’appel de Versailles.

M. Kerviel pourra présenter devant elle un autre moyen de défense en soutenant que le lien de cause à effet entre les délits dont il reste coupable et le dommage subi par la Société Générale n’est ni direct ni certain : la preuve en est que ses agissements ont pu, à certaines périodes, engendrer des gains boursiers supérieurs à ce qu’on aurait pu espérer s’il avait respecté les limites qu’on lui assignait. La cour d’appel en avait d’ailleurs tenu compte pour calculer le montant des dommages et intérêts qu’elle fixé à la différence entre les pertes subies par la banque, entre l’année 2005 et janvier 2008, du fait des opérations de M. Kerviel et les profits qu’il avait su lui procurer. Ce mode de calcul même, qui ne rattache d’ailleurs le préjudice à aucune des trois infractions constatées, montre qu’il n’y a pas de lien automatique entre l’usage irrégulier du matériel informatique reproché au prévenu et les pertes essuyées par la banque.

 

Jacques-Henri Robert, Professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas (Paris 2), Expert du Club des juristes

Jacques-Henri Robert

Professeur émérite de l'Université Paris II Panthéon-Assas
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