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Regain de violence en Irlande du Nord : le Brexit en cause ?

Par Marie-Claire Considère-Charon, Professeure honoraire de Civilisation britannique et irlandaise.

L’Irlande du Nord connaît, depuis la fin mars, un regain de tension visible à travers la série d’émeutes dans les quartiers loyalistes de plusieurs villes de la province. La violence a atteint un stade de gravité tel que, dans la nuit du mercredi 31 mars, une porte d’un des « murs de la paix », qui cloisonnent la ville de Belfast en quartiers loyalistes à majorité protestante et en quartiers nationalistes à majorité catholique, a été fracturée provoquant un affrontement entre des jeunes des deux communautés.

Ces violences ont été condamnées unanimement par les gouvernements de Belfast, Londres, Dublin et Washington qui, par la voix de leurs responsables politiques, ont lancé des appels au calme. Si tous les partis nord-irlandais ont appelé à la cessation immédiate et totale des hostilités, diverses raisons de cette éruption de violence ont été évoquées.

D’où vient la colère des unionistes ?

Les violences du printemps 2021 ont surgi plusieurs mois avant la saison des marches orangistes de l’été qui sont l’occasion d’affrontements intercommunautaires mais c’est dans un contexte de tensions politiques post-Brexit, liées aux difficultés à appliquer les dispositions du Protocole nord-irlandais à la frontière en mer d’Irlande, qu’elles ont éclaté. Outre les difficultés à organiser les échanges de part et d’autre de la mer d’Irlande, c’est bien, pour les unionistes viscéralement attachés à la Couronne britannique, la présence même d’une frontière entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord qui suscite leur colère.

Lors du Congrès du Parti unioniste démocrate, le 24 novembre 2018, Boris Johnson avait rejeté toute idée de frontière en mer d’Irlande. Une telle décision ne ferait selon lui « qu’abîmer le tissu de l’Union avec des contrôles réglementaires et même des contrôles douaniers entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord, en plus de ces contrôles supplémentaires dont il était déjà question dans l’Accord de retrait ». Il avait ajouté : « À présent je dois vous dire qu’aucun gouvernement conservateur britannique ne pourrait ni ne devrait souscrire à un tel arrangement ». Une fois élu à la tête du parti conservateur le 23 juillet 2019, il avait réitéré la promesse qu’il n’y aurait pas de frontière en mer d’Irlande.

Quelques mois plus tard, la volte-face opérée par le Premier ministre, le 17 octobre 2018, après sa rencontre avec le Premier ministre irlandais, a suscité l’indignation et la fureur chez les unionistes. Jim Allister, leader de la Voix Traditionnelle Unioniste (TUV) et élu du Parlement de Stormont avait déclaré que l’étendue d’une telle trahison était choquante. Si le parti conservateur s’était massivement rallié à l’idée de la nouvelle frontière, les dix députés unionistes à Westminster avaient refusé de voter pour le nouvel Accord de retrait. On se souvient qu’Arlene Foster, la dirigeante du DUP avait déclaré qu’en optant pour une frontière, sans raison d’être selon elle, entre la Grande-Bretagne et l’Irlande, le Premier ministre avait franchi une ligne rouge sang (« a blood-red line ») contraire aux intérêts des unionistes et à l’intégrité de l’Union du Royaume.

Les unionistes du parti unioniste démocrate (DUP) qui, après l’élection de 2017, avaient signé un pacte de confiance et de soutien au gouvernement de Theresa May, ont manifestement le sentiment d’avoir été floués par les promesses non tenues de Boris Johnson et se sentent en quelque sorte abandonnés par Londres.

Ce revirement pouvait paraître d’autant plus choquant que Boris Johnson avait vigoureusement rejeté l’accord de retrait souscrit par Theresa May. Sous la pression des mêmes unionistes du DUP, opposés à toute mesure d’exception pour l’Irlande du Nord, l’ancienne Première ministre avait accepté que le backstop, initialement destiné à maintenir provisoirement l’Irlande du Nord dans un même territoire douanier avec l’UE, s’étende à tout le Royaume-Uni. Toutefois, après une période de concertation, les élus du DUP annonçaient qu’ils ne soutiendraient pas le projet de sortie comportant le backstop au motif qu’il n’y avait pas suffisamment de garanties contre le risque pour le RU de se retrouver piégé, en alignement permanent avec l’UE. S’ils s’étaient finalement opposés au backstop, qui, vraisemblablement, leur aurait été infiniment plus favorable, son substitut, désigné sous le nom de frontstop, avec la frontière dressée entre la Grande-Bretagne et l’Irlande, est perçu comme une menace infiniment plus sévère pour leur avenir constitutionnel.

Le 21 février 2021 le parti unioniste démocrate décidait de s’en remettre à la justice pour statuer sur la légalité du Protocole au regard de plusieurs textes fondamentaux, parmi lesquels l’Acte d’union de 1800 conclu avec la Grande-Bretagne et l’Accord du Vendredi Saint de 1998. La dirigeante du parti unioniste démocrate, estimait que la création d’une frontière entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne était en violation de l’Acte d’union de 1800 qui avait fondé l’union entre l’Irlande et la Grande-Bretagne et instauré un commerce sans entrave dans tout le Royaume-Uni.

Le Secrétaire d’Etat pour l’Irlande du Nord, Brandon Lewis, qui s’adressait aux membres du Parti unioniste démocrate le 24 février dernier a voulu temporiser en affirmant que les problèmes pourraient être résolus grâce à une application raisonnable du protocole. Il s’est déclaré convaincu que les questions soulevées par le DUP pouvaient trouver une réponse en adoptant une approche pragmatique avec l’UE. Il a ajouté cependant qu’il examinerait toutes les options y compris celle qui consisterait le cas échéant à activer l’article 16 et contourner le Protocole si nécessaire.

Les réglementations désormais en vigueur sont-elles adaptées à la réalité géopolitique de la province ?

Annexé à l’accord de retrait, signé le 17 octobre 2019, par le gouvernement britannique, dirigé par Boris Johnson, et par les négociateurs de l’Union européenne, conduits par Michel Barnier, et validé par le Parlement le 20 décembre 2019, le Protocole sur l’Irlande et l’Irlande du Nord est un texte complexe et parfois touffu, précédé d’un long préambule, qui énonce les modalités indispensables à la prise en compte de la situation particulière de l’île d’Irlande, avec le triple objectif de maintenir les conditions nécessaires à la poursuite de la coopération nord-sud, d’éviter la mise en place d’une frontière physique sur l’île d’Irlande et enfin de préserver l’Accord du  Vendredi saint du 10 avril 1998  dans toutes ses dimensions.

Pour les raisons évoquées dans le Préambule, l’Irlande du Nord, tout en faisant partie du territoire douanier britannique, s’est vu accorder un traitement spécifique en conservant un ensemble limité de règles gouvernant le marché unique européen, notamment en matière sanitaire, douanière, fiscale et en ce qui concerne certaines aides de l’État. Elle continuera d’appliquer le Code des douanes européen pour les marchandises entrant sur son territoire à destination du marché unique. Dans l’optique de maintenir la fluidité des échanges, les contrôles n’auront pas lieu à la frontière entre les deux Irlande, mais dans les ports d’entrée nord-irlandais. Les autorités douanières locales seront responsables de la collecte des droits de douane sous l’égide d’un comité conjoint composé de fonctionnaires britanniques et de fonctionnaires européens.

Les contrôles douaniers et réglementaires sont détaillés dans toute leur complexité à l’article 5 du Protocole intitulé « douanes, circulation des marchandises ». Si les échanges des marchandises en provenance de l’Irlande du Nord et à destination du Royaume-Uni sont peu affectés par le Protocole, en revanche, la totalité des contrôles, qu’ils soient douaniers, réglementaires, sanitaires et phyto sanitaires doivent s’appliquer dans le sens inverse, c’est-à-dire de Grande-Bretagne en Irlande du Nord. À cet égard, les formalités administratives relatives aux réglementations techniques, enregistrements, certifications et autorisations sont détaillées dans l’article 7 du Protocole. Pour les unionistes qui revendiquent une identité britannique au même titre que les Anglais, Écossais ou Gallois, de telles entraves aux échanges au sein du Royaume sont inacceptables.

Les marchandises acheminées de Grande-Bretagne en Irlande du Nord doivent être traitées selon deux cas de figure. Celles qui seront exclusivement destinées au marché nord-irlandais seront taxées puis ensuite remboursées par le gouvernement britannique sur la preuve qu’elles ne sortent pas de la province (article 5, par.6 a). En revanche, celles qui auront vocation à être transformées et exportées vers l’Union européenne, notamment en passant par la République d’Irlande, devenue en quelque sorte la porte d’entrée de l’Union Européenne, seront soumises aux droits de douane ainsi qu’à la TVA de l’Union européenne.

A ces contraintes viennent s’ajouter les dispositions figurant dans l’Accord de commerce et de coopération signé le 24 décembre 2020 avec l’Union Européenne. Cet accord de 1246 pages indique que les échanges entre le Royaume-Uni et l’Union européenne se feront sans tarifs ni quotas à condition que les produits concernés respectent les règles d’origine adéquates. Depuis le 31 décembre des pré notifications sont requises pour les denrées alimentaires d’origine animale (DAOA) ainsi que pour les végétaux et produits végétaux réglementés à partir du 1er janvier 2022. Une gamme de contrôles sanitaires d’exportation en matière de santé animale doivent être mis en place avec l’introduction d’inspections physiques pour un certain nombre de marchandises arrivant par fret dans les nouvelles infrastructures portuaires.

Les difficultés soulevées par le Protocole nord-irlandais étaient-elles prévisibles ?

Si les dysfonctionnements du Protocole ont pu être imputés à la lourdeur et la complexité des nouvelles démarches administratives, ils étaient largement prévisibles et l’impréparation des Britanniques aux aménagements, supposés avoir été planifiés pendant la période de transition, est aussi à mettre en cause. Leur inertie, qui peut sembler délibérée, traduit bien les réticences, maintes fois exprimées, à instaurer des contrôles au sein du marché intérieur britannique.

Un des premiers pourfendeurs du Protocole n’a t-il pas été le Premier ministre Boris Johnson lui-même qui, après avoir signé l’Accord de retrait le 17 octobre 2019, dont le Protocole est partie intégrante, et l’avoir soumis au Parlement pour approbation le 29 janvier 2020, a le mois suivant décrété qu’il n’y aurait pas de contrôles, ni douaniers ni réglementaires entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord ?

Puis il concédait qu’il y en aurait effectivement sur les marchandises en provenance de Grande-Bretagne et à destination de l’Irlande du Nord mais qu’il s’agirait de légers contrôles (light-touch) de type sanitaire et phyto sanitaire du Nord (SPS), concernant l’agroalimentaire, et qu’ils pourraient être effectués pendant le transport sur le ferry.

Six mois plus tard le 9 septembre 2020, alors que les négociations sur la future relation commerciale entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne étaient dans l’impasse, le gouvernement britannique déposait un projet de loi relatif au marché intérieur britannique (Internal market bill) dont certaines dispositions violaient explicitement le traité entré en vigueur le 1er février 2020À l’issue d’une période très agitée, le 8 décembre 2020, le Président Michael Gove et le vice-Président Maros Sefcovic du comité mixte déclaraient s’être entendus pour rendre « pleinement opérationnel » le Protocole et, compte tenu des solutions apportées le Royaume-Uni décidait de retirer les clauses litigieuses 42, 45 et 47 du projet de loi sur le marché intérieur, mais la contestation ne tarderait pas à ressurgir et les embarras portuaires allaient très rapidement susciter la polémique.

Le 10 février 2021, la quasi-totalité des eurodéputés irlandais adressait une lettre à la Présidente de la Commission européenne où ils lui demandaient instamment davantage de souplesse dans l’application du Protocole et le prolongement des délais de grâce pour les produits à base de viande et en particulier les saucisses qui risquaient d’être entièrement exclues du marché nord-irlandais à partir du 1er juillet.

Quelles perspectives pour l’Irlande du Nord ?

Dans le contexte de crise politique et de reprise de l’activité paramilitaire, temporairement plus calme depuis l’annonce du décès du Prince Philip, il s’avère urgent, dans l’intérêt de toutes les parties prenantes, d’assurer le bon fonctionnement du Protocole. On peut craindre en effet le risque d’effondrement du fragile édifice institutionnel de gouvernance, issu du premier volet de l’Accord du Vendredi Saint, qui souffre d’instabilité chronique et reste très vulnérable aux chocs, qu’ils soient endogènes ou exogènes.

Si, à en juger d’après les invectives, les menaces et les initiatives intempestives relayées par les media, la situation peut paraitre quasiment impossible à résoudre, il ne faut pas sous-estimer l’intensité au niveau diplomatique des ‘discussions techniques’ qui devraient permettre au comité spécialisé sur l’Irlande du Nord, qui siège sous l’autorité du comité mixte paritaire, de régler les litiges qui opposent Européens et Britanniques.

Plusieurs suggestions de mesures et d’aménagements ont été avancés, que pourraient prendre l’Union européenne comme l’allègement des contraintes sur certaines marchandises ou le prolongement  des délais de grâce.

Le parti nord-irlandais de l’Alliance a ainsi suggéré un accord spécifique sur l’agro-alimentaire, où les formalités sont onéreuses et les contrôles fastidieux, à ajouter à l’Accord de libre échange et de coopération. Il s’agirait d’un arrangement vétérinaire de reconnaissance mutuelle comme celui qui a été négocié entre la Suisse et l’Union Européenne et qui permet au commerce d’animaux vivants ou de produits à base de viande animale de franchir la frontière sans contrôles. Une autre solution recommandée par les membres du même parti consisterait en un alignement avec les règles européennes et une législation en ligne avec l’évolution des normes européennes. Mais de tels arrangements risquent fort de se heurter à la priorité que donne le Royaume-Uni à l’indépendance en matière de réglementation. Enfin la négociation d’un accord sur mesure pourrait avoir lieu pendant la période d’adaptation, qui permettrait aux supermarchés d’utiliser leurs ressources logistiques et leur propre système d’audit pour mettre en place un trusted trader scheme (système de clients accrédités) pour la circulation des marchandises. Il est vrai que le miracle technologique de la frontière intelligente, déjà proposé par Theresa May en mai et juillet 2018, et qui a toujours rencontré le scepticisme des Européens, peine à se matérialiser.

Parmi les solutions plus radicales, outre celle tout à fait improbable du retrait de l’État irlandais du marché unique, la perspective du rattachement de l’Irlande du Nord à la République est à présent plus plausible qu’il y a cinq ans. Les catholiques seraient devenus majoritaires et le recours au referendum (border poll) est inscrit dans l’Accord du Vendredi Saint qui en prévoit les modalités si, à un moment donné, il parait vraisemblable qu’une majorité se dessine en faveur de la réunification. Dans cette hypothèse ce serait au Secrétaire d’Etat à l’Irlande du Nord de lancer la consultation. En se fondant sur les dispositions prévues dans l’Accord du Vendredi Saint, le Conseil Européen a reconnu que, conformément au droit international, le territoire intégral d’une Irlande unie pourrait être intégré à l’Union Européenne.

A l’heure actuelle le projet de l’unité irlandaise est porté par le Sinn Fein et sa responsable Michelle O’Neill, vice-Première ministre, entend le promouvoir en déclarant qu’il est la seule solution au chaos actuel. Mais la plupart des nationalistes ont compris le risque qu’il y avait à agir dans la précipitation, car la perspective d’une Irlande réunifiée soulève une foule de questions, de craintes et d’écueils et appelle à un long dialogue constructif entre toutes les parties prenantes.

Lire l’analyse complète sur le site de l’Observatoire du Brexit

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