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« Necessity has no law » : pourquoi l’état de nécessité ne permet pas de justifier la violation du protocole relatif à l’Irlande

Par Sarah Cassella -Professeur à l’Université du Mans

La Chambre des Communes britannique discute actuellement d’un projet de loi visant à adopter une vaste série de mesures incompatibles avec le Protocole sur l’Irlande et l’Irlande du Nord (ci-après « le Protocole ») annexé à l’Accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique. Ce texte prévoit en particulier l’allègement des contrôles douaniers en mer d’Irlande ainsi que la suppression de tout contrôle pour les produits originaires de Grande-Bretagne et destinés uniquement au marché nord-irlandais, ainsi que la suppression du contrôle de l’application du Protocole par la Cour de Justice de l’Union européenne. Le texte du projet attribue plus généralement aux ministres britanniques le droit de modifier la quasi-totalité des règles issues du Protocole, y compris celles sur les aides d’État ou sur le régime de TVA.

Anticipant la réaction de l’Union européenne face à des mesures qui violent clairement les dispositions du Protocole, le gouvernement britannique a publié le 13 juin un argumentaire fondé sur l’invocation d’un état de nécessité lié aux difficultés économiques et sociétales générées par l’application du Protocole. Il se fonde en particulier sur l’état de nécessité coutumier tel que codifié par la Commission du droit international à l’article 25 de son texte relatif à la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, selon lequel : « 1. L’État ne peut invoquer l’état de nécessité comme cause d’exclusion de l’illicéité d’un fait non conforme à l’une de ses obligations internationales que si ce fait : (a) Constitue pour l’État le seul moyen de protéger un intérêt essentiel contre un péril grave et imminent ; et (b) Ne porte pas gravement atteinte à un intérêt essentiel de l’État ou des États à l’égard desquels l’obligation existe ou de la communauté internationale dans son ensemble ». L’article poursuit : « 2. En tout cas, l’état de nécessité ne peut être invoqué par l’État comme cause d’exclusion de l’illicéité : (a) Si l’obligation internationale en question exclut la possibilité d’invoquer l’état de nécessité ; ou (b) Si l’État a contribué à la survenance de cette situation ».

Or l’argumentation du Royaume-Uni ne peut d’évidence pas se fonder sur ce type de justification, et ce pour plusieurs raisons.

Les conditions d’une situation de nécessité justifiant que le Royaume-Uni se soustraie à ses obligations internationales à l’égard de l’Union européenne sont-elles réunies ?

Le péril grave et imminent invoqué par le gouvernement britannique concerne la possible remise en cause de l’accord de paix de Belfast (dit du Vendredi saint) de 1998 qui avait mis fin à la guerre civile en Irlande du Nord. Il évoque à cet égard – de façon très vague – l’existence actuelle de graves difficultés sociétales et économiques provoquées par la mise en œuvre du Protocole. Il est parfaitement admis en droit international que les intérêts de sécurité constituent des intérêts essentiels de l’État qu’il est en droit de sauvegarder en invoquant un état de nécessité. Il est aussi admis que le péril que l’on vise à éviter soit provoqué par la mise en œuvre d’obligations internationales et cela est même fréquemment prévu dans le domaine économique.

La logique de l’état de nécessité impose en revanche que la survenance de la situation de danger n’ait pas pu être clairement envisagée au moment où l’État a assumé l’obligation dont il tente de justifier la violation. Or le Protocole relatif à l’Irlande a précisément été négocié dans le but – tout à fait partagé par l’Union européenne – de ne pas remettre en cause l’accord de paix. Les éventuelles difficultés d’application avaient bien été envisagées et c’est précisément la raison pour laquelle le Royaume-Uni a disposé d’une période de transition d’environ un an destinée à préparer la mise en œuvre du Protocole. Il est donc difficile d’invoquer un « péril grave et imminent » auquel devrait subitement faire face le Royaume-Uni. Le caractère fallacieux de cet argument apparaît plus nettement encore dans le fait que le gouvernement britannique considère dans son argumentaire que la situation de nécessité est destinée à perdurer sur le « moyen à long terme ».

De plus, le principal obstacle à la reconnaissance de la situation de nécessité réside dans la contribution du Royaume-Uni à sa survenance. Le droit international prévoit en effet que l’État ne peut se prévaloir de cette justification s’il a substantiellement contribué à la constitution de la situation critique, une simple participation n’étant pas suffisante puisque dans la plupart des cas les situations de nécessité ont des causes aussi bien endogènes qu’exogènes.

En l’espèce la contribution britannique semble bien être substantielle : la cause indirecte de la situation de péril en Irlande du Nord réside bien dans le choix du Brexit qui impose la conclusion d’un accord délicat avec l’Union européenne. Plus directement, le gouvernement Johnson n’a jamais montré de volonté d’appliquer le Protocole : il a présenté un premier projet de loi sur le marché intérieur en septembre 2020 (voir Article d’A. Antoine), retiré face à la réaction européenne, et n’a ensuite adopté aucune mesure préparatoire à l’application du Protocole pendant la période de transition, alors que les difficultés avaient parfaitement été envisagées dès la négociation. Difficile de ne pas se demander, dans ces conditions, si l’objectif du gouvernement britannique n’était pas précisément de parvenir à une situation de nécessité afin de tenter de justifier la violation de cet accord.

Les mesures de nécessité du Royaume-Uni sont-elles en adéquation avec la situation ?

Même en imaginant que l’on accepte l’existence d’une situation de nécessité au sens de l’article 25, encore faut-il que l’État invoque un objectif légitime, que les mesures adoptées soient adéquates par rapport à cet objectif et qu’elles ne portent pas gravement atteinte aux intérêts essentiels du sujet auquel est due l’obligation. En l’espèce l’objectif allégué est de sauvegarder l’accord de paix en Irlande du Nord qui serait menacé par la mise en œuvre du Protocole.

L’argumentation britannique interroge cependant sur la sincérité de cet objectif lorsqu’elle évoque le fait que « the Protocol currently stands as a barrier to forming a new Executive in Northern Ireland ». L’objectif – ou au moins l’un des objectifs – ne serait pas alors de sauvegarder la sécurité en Irlande du Nord, mais davantage de convaincre le DUP, parti unioniste, de participer à un exécutif avec les nationalistes en Irlande du Nord ; or ce projet est contrarié encore une fois en raison des carences du gouvernement britannique qui avait promis aux unionistes que le Protocole ne créerait aucun contrôle en mer du Nord, contre toute évidence.

De plus, les mesures adoptées doivent répondre aux critères de nécessité et de proportionnalité : elles doivent constituer le moyen le moins nocif possible pour les intérêts protégés par l’obligation violée et elles doivent exprimer une relation raisonnable entre l’objectif poursuivi et les moyens employés. Du point de vue de la nécessité, il est difficile de reconnaître que le gouvernement britannique ne disposait pas d’autres moyens aussi efficaces mais moins attentatoires aux intérêts de l’Union européenne que le projet de loi du 13 juin dernier. Il ne semble en particulier pas avoir épuisé tous les moyens qu’il aurait pu mettre en place pendant la phase de transition. De plus, il semble clairement disproportionné de présenter un projet de loi qui met à mal la quasi-totalité du Protocole ; les moyens doivent en effet être strictement adaptés à la situation et doivent permettre de reprendre l’application de l’obligation dès la fin de la situation de nécessité, ce qui à l’évidence ne serait pas possible en l’espèce – le choix même d’un texte législatif paraissant peu approprié à cet égard. Enfin, les mesures de nécessité ne doivent pas porter gravement atteinte aux intérêts essentiels de l’Union européenne ; or il est évident que la mise à mal d’un protocole difficilement négocié et dont les enjeux économiques et juridiques sont majeurs dans les relations entre le Royaume-Uni et l’Union porte fortement atteinte aux intérêts de cette dernière.

Le gouvernement britannique évoque le fait que des tentatives de négociation avec l’Union européenne pour faire face à la situation de nécessité n’ont pas abouti ; cela démontre, d’une part, qu’aucune imminence du risque ne justifiait l’adoption de cette mesure unilatérale comme seul moyen d’y faire face et, d’autre part, que le véritable objectif du Royaume-Uni a toujours été de ne pas appliquer le Protocole, y compris en obtenant rapidement sa modification.

Etat de nécessité coutumier ou article 16 du Protocole ?

L’argumentation britannique évoque à plusieurs reprises, parallèlement à l’état de nécessité coutumier, l’article 16 du Protocole (voir page 105) qui se présente comme une clause de sauvegarde précisément en cas de « graves difficultés économiques, sociétales ou environnementales » provoquées par l’application de cet instrument. Si la possibilité même d’invoquer cette disposition en l’espèce interroge (voir Article sur notre Blog), c’est surtout l’articulation de cet argument avec l’état de nécessité coutumier qui pose problème. Le Royaume-Uni indique en effet que l’invocation de l’état de nécessité de sa part est sans préjudice de la mise en œuvre de l’article 16 et que le Protocole n’exclut pas la possibilité d’invoquer l’état de nécessité.

Or cette conclusion ne va pas de soi. Il est fréquent, en effet, que les Etats incluent dans leurs accords économiques des clauses de sauvegarde qui prévoient des situations de nécessité, comme cela peut être le cas dans certains traités bilatéraux d’investissement. Or dans ces cas il est difficile de déterminer si les deux arguments juridiques peuvent être soutenus parallèlement ou si la clause spéciale doit prévaloir – voire si elle doit être appliquée en fonction des conditions prévues pour l’état de nécessité coutumier. La jurisprudence est partagée sur ce point, y compris lorsque la clause de sauvegarde est libellée en des termes généraux afin d’envisager plusieurs types de situations de nécessité. Or la spécificité du cas d’espèce est que l’article 16 prévoit au contraire très précisément le cas de figure invoqué par le Royaume-Uni, c’est-à-dire une situation de nécessité sociétale et économique provoquée en Irlande du Nord par l’application du Protocole. Il est difficile dans ces conditions d’invoquer l’état de nécessité coutumier et il est en tout état de cause illogique de le faire avant d’avoir essayé d’utiliser le mécanisme prévu par l’article 16. Mais là encore les véritables motivations britanniques ne sont pas difficiles à saisir : l’article 16 prévoit une procédure particulière faisant intervenir notamment des consultations au sein d’un comité mixte, ce qui n’était manifestement pas le souhait du Royaume-Uni. Dans ces conditions, la fragile argumentation juridique britannique ne semble pas en mesure d’éviter ni le péril imminent invoqué, ni l’escalade avec l’Union européenne (cf Article ici).

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