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Le syndrome de Leonarda

Ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Leonarda, et qui devrait plutôt s’appeler l’affaire Dibrani, a donné la mesure de la folie émotive qui peut s’emparer d’un pays aussi peu soucieux de droit lorsqu’il s’agit de réprimer que lorsqu’il s’agit de gratifier.

Car c’est bien le même pays, dans ses mêmes élites, qui d’une part est régulièrement condamné par la Cour européenne des droits de l’homme à raison de ses procédures déficientes, et qui d’autre part se révolte lorsqu’elles sont -comme c’est le cas ici- normalement appliquées; et c’est, en particulier, le même Premier ministre, par exemple, qui n’hésite pas à proposer au Parlement d’aligner le régime de la répression de la fraude fiscale sur celui du terrorisme (96 heures de garde à vue), jusqu’à ce que le Conseil constitutionnel y mette heureusement bon ordre, et qui, s’agissant de la famille Dibrani, prétend s’exempter de l’application de toute loi en excipant de ses « valeurs ». Le paradoxe n’est qu’apparent. Il révèle le trouble profond d’une société où la loi est à la fois vantée en qualité de seule et dernière norme admissible, et récusée pour la même raison.

Les époux Dibrani, originaires du Kossovo, sont entrés en France accompagnés de leurs sept enfants en janvier 2009. Appartenant à la communauté Rom, ils ont demandé à bénéficier du statut de réfugié, qui est accordé en France à ceux qui peuvent montrer qu’ils craignent avec raison d’être persécutés dans leur pays d’origine, notamment pour des raisons d’appartenance ethnique.

Cette demande d’asile a été rejetée en 2009 par l’office français de protection des réfugiés et apatrides, rejet confirmé en 2011 par la cour nationale du droit d’asile. Ils ont aussitôt déposé une demande de réexamen en se prévalant de faits nouveaux dont ces mêmes instances ont reconnu l’inexistence: cette demande a été à nouveau rejetée par l’OFPRA en 2011, puis par la cour nationale du droit d’asile en 2012.

Par ailleurs, les époux Dibrani ont utilisé les voies de recours normales pour paralyser les arrêtés d’obligation de quitter le territoire français, dans un nombre impressionnant d’instances mais qui chacune correspondait à une faculté qui leur était légalement offerte. Le dernier jugement, rendu le 28 janvier 2014 par le tribunal administratif de Besançon, a rejeté leur dernier recours, relevant notamment que les époux Dibrani ne produisaient aucun élément de nature à établir qu’ils seraient menacés de traitements inhumains et dégradants en cas de retour au Kossovo, et écartant pour ce motif l’application de la convention internationale des droits de l’homme et la convention internationale des droits de l’enfant.

Les époux Dibrani se prévalaient essentiellement de faits non étayés remontant à treize ans dans un contexte de guerre aujourd’hui révolu. De retour au Kossovo après les péripéties médiatiques que l’on sait, ils ont eux-mêmes d’ailleurs involontairement confirmé les jugements dont ils avaient fait l’objet, en tenant conférence de presse massive et en dialoguant par médias interposés avec le président de la République, comportement somme toute inhabituel chez le réfugié normal, qui le plus souvent soutient qu’il a dû quitter un pays où même en vivant caché il s’exposait à la torture et à la mort.

On peut tirer plusieurs enseignements de cette lamentable épopée. D’abord, que la mobilisation générale en faveur de personnes si manifestement insusceptibles de se réclamer de la Convention de Genève a fait reculer de dix ans la cause des réfugiés en France, en permettant à ceux qui regardent tous les demandeurs d’asile comme des fraudeurs de se voir justifiés dans leurs préventions. Ensuite, que la panique des autorités publiques les a montrées insusceptibles de traiter correctement de la question de l’asile. C’est le même Etat, rappelons-le, qui sans même examiner la validité des demandes présentées sur son sol, renvoie sans coup férir, aux termes du règlement européen « Dublin 2 », des réfugiés incontestables hier en Grèce, aujourd’hui en Hongrie, et qui ici, par la voix d’un exécutif déboussolé, s’interroge publiquement sur des décisions juridictionnelles incontestables relatives à des demandes manifestement infondées. On croit rêver.

Mais cela ne signifie pas pour autant que le système français de l’asile soit au-dessus de tout reproche, au contraire. Ce que montre l’affaire Leonarda, c’est le caractère inacceptable des délais de traitement des demandes. Car en effet, qu’elles soient fondées ou non, si l’on met trois ans à le constater, des situations humaines se créent qu’on ne peut négliger. Des enfants naissent, sont scolarisés. Des adultes commencent, même sans papiers, à se refaire une vie. Le problème est connu depuis dix ans au moins. Les solutions aussi. Il suffit, pour faire face à l’accroissement des demandes, d’en déconcentrer l’examen dans les régions, y compris dans des chambres spécialisées des cours administratives d’appel, et d’unifier les procédures en fusionnant, en ce qui concerne les seuls réfugiés, le titre asilaire et le titre de séjour.

Le rapport parlementaire remis récemment au ministre de l’intérieur s’arrête là-dessus à mi-chemin, comme il est habituel en France dès qu’on prétend sortir du registre déclaratif. S’il est appliqué, il ne changera rien. La situation sera la même après deux ans, et les mêmes passions mauvaises réapparaîtront à l’occasion d’une affaire analogue. Il est vain, disait Bossuet, de déplorer les conséquences dont on persiste à désirer les causes.

Plus généralement, on regrettera que le droit d’asile, qui est l’un des fondements de notre projet collectif, et l’un des plus beaux, soit sans cesse exposé aux réactions instinctives de ceux qui méconnaissent ce que son respect demande de discernement. A droite, à peu d’exceptions près, l’étranger est blâmable d’où qu’il vienne. A gauche, le respect du droit le cède à la cardiocratie, ce gouvernement du cœur qui n’en est pas un. Pendant ce temps, et entre deux crises, des milliers de persécutés échouent dans l’indifférence générale à obtenir chez nous ce qu’ils sont venus y chercher : la liberté, le meilleur de nous-mêmes.

 

François Sureau, Avocat à la Cour, SCP Spinosi, membre du Club des juristes

François Sureau

François Sureau

Avocat à la cour, membre de l'Académie française
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